Album de Jeunesse : Matérialité et technologie


Poétique / mercredi, août 1st, 2012

Les apports à la fiction

Cet article est issu du mémoire de : 
LENSEN, Cécile, Une étude du double lectorat et de l’intertextualité transartistique dans l’album de jeunesse contemporain, Mémoire d’histoire de l’art, Université de Liège, 2012, [en ligne], disponible sur http://www.oldwishes.net/tales/intertextualite-et-double-lectorat/  
Dès le début de l’invention de l’album, les auteurs, les illustrateurs et les éditeurs ont fait preuve d’une grande inventivité pour rendre le livre toujours plus attrayant pour le lecteur. Cette séduction s’est, en partie, traduite par l’évolution et par la sensualité du support matériel. À l’heure actuelle, les moyens offerts par l’utilisation de l’ordinateur, de l’appareil photographique, du scanner, des presses toujours plus pointues, ainsi qu’un grand choix de matériaux et techniques disponibles, permettent aux artistes de pousser toujours plus loin l’expression.
Il était une fois – Un pop de Benjamin Lacombe

Les livres qui vont suivre ne sont pas des pop-up, leur structure est généralement identique à n’importe quel album composé d’une couverture et de folios papiers. En premier lieu, il semble important de parler du livre animé, afin d’éviter toute confusion. Il est aussi appelé livre à système ou pop-up, le livre animé est presque aussi vieux que l’album lui-même. Dès le départ, au XIXème siècle, des éditeurs ont créé des livres-jeux d’une grande ingéniosité, utilisant des rabats, des tirettes, des disques et des jeux de calques… Le nom de pop-up vient des scènes qui se déploient en trois dimensions à l’ouverture du livre, on obtient alors de véritables livres dynamiques. Ce sont des ouvrages ludiques, voire pédagogiques, qui jouent sur l’effet de surprise, ainsi que sur les diverses manipulations demandées aux lecteurs. On les qualifie très tôt de livres-objets, puisqu’il faut réaliser différentes manœuvres afin que l’animation insuffle une autre vie au texte et à l’image. Ils sont, la plupart du temps, considérés comme des livres de la petite enfance. Il est important de noter que ces livres étaient rares et coûteux, on est encore loin de la diffusion de masse qu’atteindront les albums actuels. Une diffusion de masse qui ne sera possible qu’avec l’évolution technologique et la réduction des coûts d’impression.

Ils ne se déploient pas dans l’espace en trois dimensions à la manière d’un livre à système. Ce sont juste des albums qui bénéficient de toutes les évolutions technologiques actuelles. Des moyens qui sont offerts aux auteurs afin de leur offrir une plus grande expression artistique et littéraire. Ceux-ci explorent de nouveaux agencements ou de nouvelles techniques ayant un seul point commun, leur support : la feuille de papier. Et à ce propos, la grande variété de supports papier, actuellement disponibles à l’impression, offre un avantage non négligeable.

L’album du XXIème siècle s’adresse définitivement à nos sens. Il devient une véritable œuvre d’art en deux ou en trois dimensions, des livres qui ne s’adressent plus seulement à l’enfant mais également aux amateurs de beaux objets.

 

Gravure et découpe laser

 

Cette technologie a d’abord été développée dans le cadre de la gravure sur bois ou sur métal, elle s’est ensuite démocratisée et son intérêt dans le milieu de l’édition est bien vite devenu une évidence. La gravure ou découpe laser est un processus qui s’effectue sans contact avec la matière. Le support n’a pas besoin d’être fixé pendant la gravure. Le laser permet la création de motifs et de dessins d’une grande précision, sur supports papier et fins cartonnages, un peu à la manière d’un canivet. Cependant, la finesse de diamètre du laser et sa flexibilité permettent des découpes inaccessibles aux techniques traditionnelles [1]. Cela permet de nouvelles et nombreuses applications, couplées à une forte amélioration de la flexibilité des tirages. Il faut toutefois nuancer, seules les grandes maisons d’éditions telles qu’Hachette ou Le Seuil, peuvent se permettre des ouvrages aussi complexes.

Il est difficile de savoir quand cette technique a été utilisée pour la première fois dans un album ou simplement sur une couverture. En juin 2008, Françoise Mateu, directrice du Seuil Jeunesse parle des nouveaux médias :

« Nous nous intéressons plutôt aux nouvelles techniques telles que la découpe au laser. Nous n’avons pas encore de concurrents sur cette technique, en tout cas au même niveau de précision. Nous sommes très à l’affût de nouveaux procédés de fabrication qui vont servir un projet particulier.[2]

Cette technologie serait donc antérieure à 2008 où les éditions Seuil jeunesse éditent Les fables de La Fontaine illustrées par Thierry Dedieu[3].

[singlepic id=361 w=320 h=240 float=right]En 2010, Guillaume Guilloppé sort Pleine Lune [4], édité chez Gaultier Languereau. L’histoire se passe dans une forêt méridionale, l’auteur a donné vie à une série d’animaux sous la forme de dentelles de papier. Tout l’attrait du livre se trouve dans les jeux de contrastes entre l’ombre et la lumière, provoqués par des motifs noirs sur fond blanc, et vice et versa. L’histoire s’articule autour d’un jeu de cache-cache entre ceux qui voient et ceux qui sont vus. Une idée parfaitement rendue par les découpages qui dévoilent ou dissimulent tour à tour les créatures nocturnes. En 2011, Plein Soleil [5], du même auteur fait son apparition, un ouvrage qui reprend le principe des illustrations épurées, découpées dans le papier, mais cette fois, en noir et or. L’auteur nous promène dans une mystérieuse savane.

 

[singlepic id=350 w=320 h=240 float=left]Maintenant, ces albums auraient-ils eu autant d’impact sans l’utilisation du laser ? Ont-ils réellement gagné en expression grâce à cette technologie ? Si ces albums avaient eu des illustrations à fond perdu, chaque double page aurait été un univers clos dédié uniquement à un animal. Alors qu’ici le découpage permet le mystère et laisse l’imagination vagabonder. Chaque page tournée est une devinette et une découverte : et après ? À qui appartiennent ces yeux ? Qui est donc caché dans ce sous-bois ? C’est en instaurant ce mystère et ce questionnement que le livre devient intriguant, là où autrement il n’aurait peut-être été qu’une sorte de bestiaire de nos régions. Le dernier album de 2011 ayant bénéficié de cette technologie est le Petit théâtre [6] de Rebecca Dautremer. L’auteur a superposé des scénographies, des décors et des personnages issus de ses albums, afin de créer un paysage changeant au fur et à mesure que l’on tourne les pages. Livre-jeu, livre-théâtre, flip-book… L’ouvrage compte plus de 190 pages découpées avec une précision incroyable. Peu de texte, juste quelques citations, le petit théâtre est avant tout un déclencheur d’imagination, un appel à créer de nouvelles histoires. C’est un livre avec une véritable profondeur de champ, une plongée dans un univers ludique et coloré à partager entre un enfant (soigneux !) et un adulte.

 

La mise en valeur : verni sélectif, embossage et marquage à chaud

 

Ces différentes techniques ont d’abord été utilisées pour mettre en valeur les titres des ouvrages ou des éléments d’illustrations que l’on souhaitait mettre en valeur sur les couvertures. Elles sont très utilisées dans le packaging ou dans le domaine de la publicité. Leur premier rôle est de rendre attrayant, d’accrocher le regard afin de vendre.

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Ces techniques peuvent cependant avoir un rôle actif et plus seulement cosmétique dans l’album. Dans l’album De quelle couleur est le vent ?, Anne Herbauts [7] a voulu réaliser un livre

« où tout n’est pas dit dans l’image et dans le texte, mais qu’il y ait une partie tactile, […] l’image est incomplète, il faut lire (les images) avec les mains [8]. Ainsi, le verni sélectif recrée des textures différentes au toucher, met en avant des éléments transparents « comme le vent ».

Il faut chercher, regarder et surtout toucher pour percevoir toutes les nuances du livre. Les découpes dévoilent et mettent en exergue des éléments de l’image ou du texte. Même la contrainte technique de l’embossage est utilisée pour montrer les deux faces d’une même pièce, « d’un coté un chien embossé, de l’autre un loup, qui donneront chacun un avis différent et nuancé, sans pour autant tomber dans l’opposition»[9].

 

Calques et pelures

 

Si l’utilisation du papier calque ou de la page en plastique transparent n’est pas neuve, elle était, la plupart du temps, utilisée dans le domaine éducatif et pédagogique. C’est le cas de la collection Mes premières découvertes chez Gallimard jeunesse qui existe depuis plus de vingt ans. Ces livres permettent toujours aux jeunes lecteurs de découvrir l’intérieur et l’envers des choses. Cette technique a mis du temps à être adaptée à la fiction, quelques albums commencent à présent à montrer l’étendue des possibilités de cette technique dans la narration.

[singlepic id=352 w=320 h=240 float=left] Parmi ceux-ci, la très récente adaptation d’Hänsel et Gretel[10] de Sybille Schenker. Ce livre pourrait être cité dans toutes les autres innovations techniques développées ici, on y trouve du découpage laser, du verni sélectif ainsi que de nombreux calques. Mais c’est l’utilisation de ces derniers qui reste la plus remarquable dans cet exemple. À un moment donné, les calques sont multipliés afin de reconstruire la progression des deux enfants dans les bois jusqu’à la maison de la sorcière. Les calques permettent de recréer aussi bien le mystère que la confusion des deux enfants avançant péniblement à travers les broussailles.

Comme on a pu le voir au fil de ces exemples, la technologie utilisée intelligemment peut apporter plus qu’un bel esthétisme et qu’un chiffre de vente. Dans les mains d’artistes, elle peut apporter une intensité aux histoires qui n’aurait peut-être pas été possible autrement. Elle amène le lecteur à voir le livre autrement : un objet à part entière qui s’adresse aux sens. Cela permet également à l’enfant de manipuler le livre, d’entrer plus intensément dans son histoire. Sa curiosité en est d’autant plus aiguisé que l’on place des énigmes et des surprises sur son chemin. Il peut supposer, jouer, découvrir ce qui se cache derrière les superpositions. Au final, la grande force de ces techniques est peut-être d’installer un voile de mystère, un petit quelque chose d’intriguant qui amène les lecteurs à s’émerveiller. Un réel déclencheur d’imagination

 

[1] Point-to-paper, (en ligne), (réf. 19/01/2012), disponible sur http://www.pointtopaper.com
[2] DUPOUEY, Paul, Seuil Jeunesse et Le Sorbier : des projets automnaux ambitieux et la lutte contre les stéréotypes. Entretien avec Françoise Mateu et Caroline Drouault, (en ligne), Ricochet Jeunesse, (réf. 19/01/2012), disponible sur http://www.ricochet-jeunes.org/magazine-propos/article/12-seuil-jeunesse-et-le-sorbier
[3] DE LA FONTAINE, Jean, DEDIEU, Thierry, Les fables de La Fontaine, Paris, Seuil Jeunesse, 2008
[4] GUILLOPPE, Antoine, Pleine Lune, Paris, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, 2010
[5] GUILLOPPE, Antoine, Plein Soleil, Paris, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, 2011
[6] DAUTREMER, Rebecca, Le petit théâtre de Rebecca, Paris, Hachette Jeunesse / Gaultier Languereau, Novembre 2011
[7] Figure 36  : HERBAUTS, Anne, De quelle couleur est le vent ?, Paris, Casterman, 2010
[8] Entretien avec Anne Herbauts, (en ligne), leshistoiressansfin.com, 31/03/2011 (réf. 19/01/2012), disponible sur http://www.dailymotion.com/video/xhwcdn_anne-herbauts-de-quelle-couleur-est-le-vent_creation
[9] Idem.
[10] GRIMM, SCHENKER, Sybille, Hänsel et Gretel, Paris, Mine éditions, 2011
Illustration de couverture : « Ondine« , Illustré par Benjamin Lacombe
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