L’album de jeunesse : l’image signifiante


Poétique / mercredi, août 1st, 2012
——Cet article est issu du mémoire de : 
LENSEN, Cécile, Une étude du double lectorat et de l’intertextualité transartistique dans l’album de jeunesse contemporain, Mémoire d’histoire de l’art, Université de Liège, 2012, [en ligne], disponible sur http://www.oldwishes.net/tales/intertextualite-et-double-lectorat/  

À l’heure actuelle, le terme album est encore et toujours ambigu de par sa double signification. D’une part, il désigne les livres pour enfants dans lesquels l’image prime sur le texte. D’autre part, il désigne ces livres où les effets de sens reposent sur des interactions du texte, de l’image et du support. En France, l’album est fréquemment considéré comme un sous-genre de la littérature enfantine, contrairement aux pays anglo-saxons où il est davantage considéré comme une  œuvre d’art. En outre, la distinction entre l’album et le texte illustré y est faite par la prépondérance spatiale de l’image par rapport au texte[1].

———-Il est bien plus : selon les mots d’Isabelle Nières-Chevrel, l’album de jeunesse est un médium particulier, « une création pleine de la littérature pour enfants[2] ».

———-Pour Sophie Van Der Linden[3], l’album peut également accueillir une pluralité de genres sans pour autant en être un identifiable. Elle considère celui-ci comme une forme d’expression particulière, avec ses codes, son organisation interne qui le différencie d’autres livres d’images. Dans Lire l’album, elle insiste sur la disposition en double page, sur l’influence de la bande dessinée[4] et évidemment sur la composition de l’album et la place centrale offerte à l’image dans le schéma narratif[5]. En 2001, dans l’ouvrage How Picturebooks Works, Maria Nikolajeva et Carole Scott mettent en valeur  plusieurs catégories de « counterpoints[6] ».

  • Le « Counterpoint in address », qui correspond à la situation du double lectorat : “Textual and visual gaps are deliberately left to be filled by child and adult. In our approach, we are not concerned about pedagogical or cognitive aspects of picturebooks, that is, in questioning whether young readers understand different textual or pictorial codes, or whether certain books can be used for educational purposes. However, we are interested in the way picturebook creators handle the dilemma of the dual addressee in picturebooks, and in the possible differences between the sophisticated and unsophisticated implied reader[7]”.
  • Le « Counterpoint in style », lorsque mots sérieux et images ironiques se font face – ou l’inverse.
  • Le « Counterpoint in genre or modality », par exemple une image offrant une vision d’un monde fantastique accompagnée d’un texte réaliste.
  • Le « Counterpoint by juxtaposition », correspond par exemple à des narrations parallèles.
  • Le « Conterpoint in perspective, or point of view », la notion de qui parle dans l’album lu ou regardé.
  • Le « Counterpoint un characterization », comporte les différentes descriptions écrites des personnages et représentations visuelles. Ainsi que les personnages qui sont sur l’image sans être dans le texte.
  • Le « Counterpoin of metafictive nature », le terme est défini par Patricia Waugh en ces mots : « Metafiction is a term given fictional writing which self-consciously and systematically draws as an artefact in order to pose question about relationship between fiction and reality. »[8]
  • Le « Counterpoint in space and time » qui insiste sur la difficulté de représenter le temps dans l’image ou de décrire les lieux dans le texte et qui permet une combinaison texte-image.

———-Au final, nous pouvons constater que l’album est un véritable système cohérent à trois dimensions, né de l’interaction entre le support, le texte et l’image[9].  Tous évoquent cette interaction particulière entre texte et image sous le terme d’iconotexte. Un mot-valise forgé en 1985 par Michael Nerlich à la suite de nombreuses analyses scientifiques dans le domaine de l’album et de la bande dessinée, il le définit comme suit : « une unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative et qui – normalement, mais non nécessairement – a la forme d’un livre[10] ». Cette interpénétration entre deux éléments narratifs est aussi baptisée interdépendance par Barbara Bader[11]. C’est cette mise en résonnance qui permet de produire le sens : « Le texte génère des images mentales et les images suscitent des mots[12] ».

———-Par exemple, les éditions illustrées des contes traditionnels sont bien des albums au sens éditorial du terme, néanmoins le conte se suffit à lui-même. Le ou les illustrateur(s) n’apporteront généralement  qu’une lecture interprétative du récit. En comparaison, les albums iconotextuels sont « des albums dont les liens entre le texte, l’image et le support sont insécables. Rompre ces liens, comme on le voit fréquemment à l’occasion de rééditions c’est détruire tout ou partie de l’œuvre[13] ».  Comme le souligne Isabelle Nières-Chevrel, l’album iconotextuel est la grande invention de la littérature d’enfance et de jeunesse. Elle considère également que l’on peut légitimement parler d’un genre apparenté à la bande dessinée, mais néanmoins distinct. Dans ces iconotextes, on retrouve des albums narratifs, des albums listes et parfois même des albums sans texte.

Le narrateur iconique

« Le narrateur visuel s’emploie à montrer, à produire une illusion de réalité ; il actualise l’imaginaire et dispose d’une grande capacité persuasive […]. Le narrateur verbal s’emploie à raconter, assurant les liaisons causales et temporelles ainsi que la dénomination des protagonistes et les liens qu’ils entretiennent[14] ».

———-En 2003, Stéphanie Nières-Chevrel forge les termes de narrateur verbal et narrateur visuel[15]. Il y a tout d’abord la notion de narrateur verbal, la parole est généralement attribuée comme étant le mode d’expression du narrateur, celui qui narre l’histoire et qui de ce fait, organise l’ordre d’entrée des informations. Le terme de narrateur visuel est finalement jugé trop ambigu (« l’instance narrative ne perçoit pas : elle ne voit pas, elle donne à voir[16] ») et est rebaptisé en 2009 par Cécile Boulaire, narrateur iconique[17] en référence à l’outil d’expression de celui-ci, l’image. Ce narrateur est habituellement extradiégétique. C’est donc de ce dialogue entre le lisible et le visible que nait l’information, l’histoire et les images mentales dans l’esprit du lecteur.

———-Pour Cécile Boulaire :

«[Le] frottement de ces deux instances, leurs divergences, leurs contradictions éventuelles, provoquent cette mise en danger temporaire inhérente au pacte de lecture et à toute expérience esthétique, celle qui suscite souvent le rire, parfois l’inquiétude ou le doute, et qui fait de la lecture (même d’un album) une aventure au sens étymologique du terme : il va se passer quelque chose ».

 

L’image dans l’album

 

———-Dans les livres d’images, l’illustrateur obtient le rôle de narrateur visuel, c’est à lui d’incarner et d’évoquer un présent qui doit également pouvoir se combiner avec les différentes temporalités du texte. Par sa primauté spatiale, l’image est ainsi l’expression dominante au sein de l’album.  Pour certains, l’utilisation de l’image dans ces livres n’est dû qu’à l’incapacité de l’enfant à lire par lui-même : afin de lui donner un accès au livre avant son apprentissage de la lecture, ce prélangage[18] de l’image semble idéal et convainquant car accessible. Cette vision erronée  ne tient pas en compte de la capacité de l’image à transmettre le réel, elle permet de traduire celui-ci en scène, en signes[19] : « elle appartient au vaste domaine des représentations, c’est-à-dire à « ce qui se tient (sentis) devant (prae) une nouvelle fois (re)[20] ». L’image est donc une réminiscence de la réalité, elle évoque des objets en absence et en a l’avantage d’être persistante, elle offre une grande autonomie culturelle par rapport au réel.

———-Il faut recourir aux techniques d’interprétation de l’image pour éclaircir les rapports entre l’image, la fiction, la réalité, l’art du présent, celui du passé et faire la distinction entre le figuratif, l’abstrait et le symbolisme. Selon Erwin Panofsky[21], il faut suivre trois étapes afin d’analyser les images, tout d’abord il faut l’identifier, la décrire et enfin, l’interpréter. Pour ce faire il faut faire appel aussi bien à l’iconographie qu’à l’iconologie.

« L’image transcrit, traduit, illustre. En même temps, elle sélectionne, recompose, transpose en un langage graphique, en fonction de codes qui lient l’auteur au lecteur ou à l’observateur. Dessin, gravure sur bois, lithogravure, gravure au trait, eau-forte, aquarelle, peinture… […] tous ces genres, en dehors des limites d’ordre technique propres à chacun d’entre eux, mettent en œuvre un système de notes, clés, symboles, qui constituent un code de sens[22]. »

———-Le rôle de l’image, au delà du fait de reproduire ou de laisser imaginer une part de réel est de propager des clichés faisant potentiellement appel à des souvenirs, à un passé commun, à une culture commune (comme nous le verrons dans la culture de jeunesse) ou encore à des métaphores transmettant des concepts et des mythes. Dans tous les cas, ces images véhiculées ne seront réellement perçues que par les groupes qui sont capables de leur donner du sens. L’iconographie acquiert de ce fait un rôle important d’identification au sein du groupe social et culturel donné (ce qui correspond à la poétique de l’endémie selon Mathieux Letourneux).

 

La création d’une œuvre iconotextuelle

 

———-Il n’y a pas de profil type de créateurs d’œuvres hybrides : on peut aussi bien trouver des œuvres qui sont le fruit d’une étroite coopération entre un écrivain et un artiste, qu’un album né d’une seule et même pulsion créatrice. Certains créateurs, tels Anthony Browne ou Claude Ponti, se sont révélés excellents dans cette double compétence. L’artiste est en pleine possession de son œuvre, il répartit, consciemment ou non, les effets de sens entre son texte et ses images. On a tendance à considérer que les albums iconotextuels né d’un seul et même créateur sont plus harmonieux, que les liens entre le texte, les images et le support sont plus étroits.

———-Dans le cas d’une collaboration choisie, les créateurs doivent tenter de travailler en harmonie, en laissant de coté l’éventuelle crainte d’être « trahi ». L’illustrateur travaille sur un texte antérieur et extérieur. L’écrivain quant à lui doit tenir compte du fait que son texte sera illustré et qu’il va devoir partager les effets de sens dans le futur livre.

 


[1] EMBS, J-M et MELLOT, Ph., 100 ans de livres d’enfant et de jeunesse 1840 – 1940, Paris, Edition de Lodi, 2006

[2] NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse. Paris, Didier Jeunesse, 2009, p.95.

[3] VAN DER LINDEN, Sophie, Lire l’album, Paris, L’atelier du poisson soluble, 2006

[4] Nous parlerons d’image séquentielle et de mise en page compartimenté.

[5] Sophie Van Der Linden en définit trois, l’image isolée, l’image séquentielle et l’image associée. Pour plus d’informations, voir  Les différents statuts de l’image  dans la partie Lexique.

[6] NIKOLAJEVA, Maria et SCOTT, Carole, How Pictures Books work, New-York et Londres, Garland Publishing, 2001

[7] NIKOLAJEVA, Maria et SCOTT, Carole, How Pictures Books work, op.cit. p.24.

[8] WAUGH, Patricia, Metafiction : the theory and practice of self-conscious fiction, New York et Londres, Routledge, 1984

[9] VAN DER LINDEN, Sophie, L’album, entre texte, image et support dans La Revue des livres pour enfants, N°214, décembre 2003, p.68.

[10] NERLICH, Michael, Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La Femme se découvre d’Évelyne Sinassamy dans MONTANDON, Alain (éd.). Iconotextes. Paris : Orphys, Actes du colloque international de Clermont, 1990, p. 255-302.

[11] BADER, Barbara, American Picturebooks from Noah’s Ark to the Beast Within. New York : Macmillan Pub Co, 1976. Cité dans VAN DER LINDEN, Sophie. « L’album, entre texte, image et support » dans La Revue des livres pour enfants, N°214, p.60.

[12] DARDAILLON, Sylvie, Les albums de Béatrice Poncelet à la croisée des genres : Expériences de lecture, enjeux littéraires et éducatifs, implications didactiques. Thèse de doctorat soutenue en 2009, p.71.

[13] NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009, p. 129.

[14] NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal  dans La Revue des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75.

[15] Elle se base ainsi sur les termes utilisés par les critiques anglais : « Verbal text » et « Visual text ». Les termes sont utilisés pour la première fois dans : NIERES-CHEVREL, Isabelle, Narrateur visuel, narrateur verbal  dans La Revue des livres pour enfants, 2003, n°214, p.75.

[16] NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature jeunesse, Paris, Didier Jeunesse, 2009, p. 119.

[17] BOULAIRE, Cécile, Les deux narrateurs à l’œuvre dans l’album : tentatives théoriques  dans Le parti pris de l’album ou de la suite dans les images, Université Blaise-Pascal, février 2009.

[18] DURAND, Marion, BERTRAND, Gérard, L’image dans le livre pour enfants. Paris, l’École des loisirs, 1975, p. 83.

[19] Etymologiquement, l’image (du latin, imago) vient du verbe imitari (imiter), l’image est ainsi une forme de retranscrite de la réalité.

[20] MEUNIER, Christophe, L’album pour enfants, entre iconotextualité et représentations (en ligne), Les territoires de l’album, publié le 17/01/12, (réf. 28/02/2012), disponible sur http://lta.hypotheses.org/31

[21] PANOFSKY, Erwin, La Perspective comme forme symbolique. 1927, rééd. Paris, Éditions de Minuit, 1975.

[22] Jean-Claude VATIN, « L’Égypte dans l’iconographie et la bande dessinée » dans VATIN, Jean-Claude (dir.).Images d’Égypte. De la fresque à la bande dessinée. Le Caire : CEDEJ, 1991, p.15.

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