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Tristan et Iseut

Le Roi Arthur régnait sur toutes les Bretagnes, la grande île et la Petite Bretagne que parfois on appelait Armorique, ou Letavia, ou encore, plus poétiquement Bretagne bleue. Mais il avait toujours entretenu des relations amicales, familiales presque, avec les souverains d'Irlande. Un souvenir cher à son coeur mais toujours douloureux était celui d'Iseult la blonde, fille de la reine d'Irlande et de ses amours avec Tristan de Léonois, prince de Bretagne armoricaine.

Leur histoire avait commencé bien avant qu'Arthur ne régnât, à la cour du roi Marc'h de Cornouailles. Le roi Marc'h avait une sueur si belle, si douce et si pure qu'elle méritait bien son nom de Blanchefleur - Bleunwenn disaient les Bretons. Lorsque Rivalen, prince en Petite Bretagne, arriva à la cour de Marc'h, il se prit pour la jeune fille d'un amour profond qu'elle lui rendit bientôt. Mais Blanchefleur craignait fort la colère du roi son frère qui avait prévu pour elle un autre mariage. Les amoureux se voyaient en secret, sous la surveillance de la nourrice de Blanchefleur, jusqu'au jour où Rivalen fut gravement blessé dans un combat. En hâte Blanchefleur se rendit seule à son chevet et à peine le prince eut-il repris connaissance que les jeunes gens devinrent amants. Blanchefleur découvrit bientôt qu'elle allait être mère et Rivalen l'épousa en secret. Tous deux savaient que le courroux du roi Marc'h serait terrible. Alors Rivalen persuada Blanchefleur de partir avec lui dans ses terres de Bretagne pour y attendre la naissance de leur enfant.

Par une nuit obscure, la jeune femme prit la mer avec son époux. Ils vécurent quelques mois de bonheur dans leur château du Léonois d'où l'on voyait d'un côté les vastes forêts bretonnes et de l'autre la mer jusqu'à l'horizon. Puis un jour funeste, Rivalen mourut en combattant son voisin et rival Morgan et Blanchefleur ne lui survécut que le temps de donner le jour à leur fils, qu'elle nomma Tristan. Elle confia son enfant à Rohalt le Foi-Tenant, qui avait été le fidèle sénéchal de Rivalen, et à son épouse. Ceux-ci craignaient que l'enfant ne soit assassiné par les ennemis de son père, aussi firent-ils croire à tous qu'il était leur propre fils. Ils lui donnèrent les meilleurs professeurs et Tristan montra très vite des talents exceptionnels. Archer hors pair, excellent cavalier, doté d'une grande habileté aux armes, chasseur exemplaire, il était aussi passé maître aux échecs, jouait de la harpe comme personne, et imitait à s'y tromper le chant des oiseaux.
Les talents du jeune homme, sa taille, son allure et sa beauté remarquables excitèrent la convoitise de marchands venus de Norvège. Sous le prétexte d'une partie d'échecs, ils l'attirèrent à bord de leur navire et levèrent l'ancre, emmenant avec Tristan son précepteur et ami Gorvenal, dans l'espoir de les vendre très cher comme esclaves. Mais à peine eurent-ils accompli leur forfait qu'une terrible tempête se leva, menaçant d'engloutir le bateau. Persuadés que leur mauvaise action leur avait attiré la colère des dieux, ils abandonnèrent le jeune homme et son précepteur dans une barque que les vents poussèrent en Cornouailles. À peine arrivé, Tristan rencontra le cortège du roi Marc'h qui revenait de la chasse, mais Gorvenal jugea prudent de ne pas dévoiler l'identité de son élève.
Jadis, la Cornouailles avait été vaincue par l'Irlande et chaque année le roi d'Irlande envoyait son beau-frère, le Morholt, un guerrier redoutable, réclamer au peuple de Cornouailles un lourd tribut d'or et d'argent. Tous les trois ans l'impôt était plus terrible encore: le champion de l'Irlande exigeait trois cents jeunes gens et trois cents jeunes filles qui ne reverraient jamais leur pays. À son arrivée à la cour du roi Marc'h, le Morholt lançait à tous les seigneurs le même défi: « Si vous acceptez de m'affronter en duel et si vous parvenez à me vaincre, le tribut cessera d'être prélevé. »
Tous étaient si terrifiés en le voyant qu'aucun n'avait jusqu'alors osé s'opposer au géant. Seul Tristan se dressa face au Morholt : « Roi Marc'h, accepte-moi pour champion et je délivrerai la Cornouailles du joug irlandais, même si je dois y laisser la vie ! » Son audace provoqua de méchantes critiques de la part des barons jaloux de son courage et de l'amitié que lui portait le roi. « De quel droit intervient-il dans nos affaires ? À quel titre doit-on lui accorder le droit de nous défendre ? » répétaient-ils. Rohalt s'avança alors : « Ce droit, il l'a plus que vous tous, par son courage, parce qu'il est du même sang que le roi Marc'h. Il est fils de la princesse Blanchefleur qui avait épousé en secret Rivalen de Léonois en Petite Bretagne ! »
Le roi Marc'h était aussi heureux de se découvrir un neveu qu'inquiet à l'idée de le voir risquer sa vie. Il accepta cependant, et après une nuit de veille, Tristan revêtit une armure d'argent et se dirigea vers l'île où devait se dérouler le combat.
Lorsqu'il eut abordé, il se trouva face au Morholt qui l'attendait, claymore en main. Son premier geste fut de renvoyer d'un coup de pied la barque qui l'avait amené et d'annoncer fièrement : « Un seul bateau sera bien suffisant pour ramener le vainqueur. »
Le combat dura des heures, un combat sans merci, où les deux adversaires rivalisaient d'habileté à la hache, à la masse et à l'épée. Le Morholt était un guerrier confirmé, d'une force redoutable, mais Tristan avait été rompu à toutes les pratiques des armes et il avait l'inépuisable ardeur de la jeunesse. Il finit par abattre son adversaire d'un grand coup d'épée sur le crâne. Mais à l'issue d'une de leurs passes d'armes, le Morholt avait touché Tristan à la cuisse. « Rien ne te guérira de cette blessure, lui avait-il annoncé, car mon arme a été enduite d'un poison composé par ma sueur, la reine d'Irlande, experte dans l'art des plantes et de la magie. »
Tristan fut triomphalement accueilli à son retour à la cour de Marc'h, tandis que les seigneurs irlandais ramenaient dans leur pays le cadavre du Morholt. Sa sueur et sa nièce, toutes deux nommées Iseult, donnèrent à son corps les derniers soins et trouvèrent dans l'entaille de son crâne un morceau de métal qu'elles mirent soigneusement de côté.
À la cour de Cornouailles, la tristesse avait succédé aux réjouissances. Tristan se mourait. Comme l'avait prédit le Morholt, aucune herbe; aucun emplâtre, aucun traitement n'avait pu soigner la plaie du jeune homme. Sa blessure dégageait une telle puanteur que plus personne n'osait approcher Tristan, sauf le roi et le fidèle Gorvenal. Sentant approcher la mort, il leur demanda de le confier à la mer, seul dans une barque, avec sa harpe pour tout bagage. En pleurant, Marc'h et Gorvenal obéirent et Tristan s'en alla vers son destin.
Il survécut à sa longue navigation et les flots le conduisirent vers l'Irlande. Les habitants de Dublin s'émerveillèrent tant du talent de harpeur de ce mourant amené par la mer que la rumeur en parvint à la reine. Elle ordonna de conduire le blessé à son palais et parvint à guérir l'horrible plaie de celui qui se faisait appe­ ler Tantris et passer pour un marchand.
Séduite par ses dons de musicien, elle lui confia le soin d'apprendre la harpe à sa fille, la merveilleuse princesse Iseult Aux cheveux d'or. La jeune Iseult avait la haute taille et le port royal de sa mère. Le nuage d'or de sa chevelure répondait à l'éclat de son teint d'Irlandaise. On ne savait ce qui en elle était le plus parfait, ses yeux bleu foncé, ses lèvres pleines, ses dents nacrées, ou sa taille fine, ses hanches rondes, ses longues jambes... Tous ceux qui l'avaient rencontrée avaient témoigné qu'elle irradiait une lumière extraordinaire, à la manière des déesses des anciens temps. Ceux qui la connaissaient bien savaient que cette beauté accomplie était aussi douée d'un caractère entier et d'un grand sens de l'autorité. Tristan s'acquitta de sa tâche à merveille, mais il craignait d'être reconnu par les compagnons du Morholt. Il obtint enfin de la reine l'autorisation de quitter l'Irlande, et reprit la mer pour la Cornouailles.
Son retour fut accueilli avec joie par le roi Marc'h, avec une jalousie toujours plus grande par les barons qui persuadèrent le roi de renoncer à choisir Tristan pour héritier. « Mariez-vous plutôt », lui conseillaient-ils. Le roi se déroba à cette contrainte, jusqu'au jour où une hirondelle entra dans le palais, portant en son bec des cheveux d'un or étincelant : « Je n'épouserai que la femme à qui appartient une telle chevelure », déclara le roi. L'image d'Iseult apparut alors à Tristan: « le sais où la trouver et j'irai moi-même la chercher », annonça le jeune homme, pour prouver à tous qu'il n'ambitionnait pas le trône de son oncle.
Tristan revint en Irlande à bord d'un navire marchand. Il trouva l'île affamée, désolée, ravagée par un monstrueux dragon, énorme serpent à crête d'écaille et à gueule de lion, à qui chaque jour il fallait livrer un jeune homme ou une jeune fille en pâture. Le roi avait promis la main d'Iseult à qui exterminerait le dragon. Au prix de terribles brûlures, Tristan parvint à tuer le monstre et cacha dans ses vêtements la langue du dragon, une langue si venimeuse qu'elle l'empoisonna et qu'il
s'évanouit près du lieu du combat. Le sénéchal du roi d'Irlande, aussi lâche que fourbe, convoitait la jeune princesse, et lorsqu'il découvrit par hasard le cadavre du dragon, il prétendit l'avoir exterminé. Iseult et sa mère, qui n'accordaient aucune confiance à ce félon, quittèrent la ville en compagnie de leur parente Bran­ Bien et découvrirent Tristan inconscient.
Une fois encore elles le soignèrent et le guérirent. Iseult s'attachait de plus en plus à Tristan qui n'avait toujours pas avoué sa réelle identité : elle admirait sa beauté, sa grande taille, ses larges épaules, sa longue chevelure fauve, son maintien, sa distinction. Elle appréciait aussi ses talents et savait combien était rare un homme en qui s'alliaient la force du guerrier et l'imagination du poète. Un jour, pour lui plaire, elle décida de nettoyer son armure et ses armes, fort malmenées dans le combat contre le dragon. Et elle comprit, en remarquant une ébréchure de l'épée du jeune homme, que Tristan était le meurtrier du Morholt, son oncle bienaimé. L'épée à la main, elle se précipita sur Tristan, décidée à venger le Morholt et à faire payer au jeune homme sa trahison. « Le défi et le combat ont été réguliers, se défendit-il, et votre oncle n'a été ni trahi ni assassiné », et Iseult décida de l'épargner.
Enfin Tristan réclama sa récompense et le roi lui donna la belle Iseult. Et Tristan choisit ce moment pour annoncer que la princesse serait reine de Cornouailles et qu'il était venu demander sa main pour son oncle le roi Marc'h. Iseult dut se rendre à la raison d'État et accepter ce mariage, garant de paix entre deux royaumes trop longtemps ennemis.
C'est en grand chagrin et à contrecoeur que la jeune princesse quitta son pays et sa famille pour s'en aller au loin épouser le roi vieillissant d'un pays inconnu. Au moment du départ, la reine d'Irlande confia à la belle Brangien un flacon empli d'un vin herbé qu'elle avait soigneusement préparé: « Tu veilleras jalousement sur ce philtre jusqu'au soir du mariage, dit-elle à Brangien. Lorsque Marc'h et Iseult seront sur le point de se retirer, verse-leur ce breuvage. Cette boisson partagée les liera aussitôt d'un amour passionné, et ainsi ma fille sera heureuse. »
Brangien promit et cacha le flacon dans les bagages de la future reine. Sur le bateau, Iseult se plaignait amèrement et repoussait Tristan qui tentait de la consoler. « Il a tué mon oncle, et par sa faute, pensait-elle, je suis en route pour un royaume inconnu, il va me donner en mariage à un roi vieillissant, il n'a pas voulu de moi. »
Le jour de la Saint-Jean d'été, sous un soleil de plomb, le navire accosta à une petite île. L'équipage descendit à terre et Tristan et Iseult restèrent seuls à bord. Ils parlèrent longuement puis voulurent étancher leur soif qui était grande. Le destin voulut qu'Iseult découvre le vin dans sa cabine et en verse une coupe à Tristan. « En gage d'amitié, lui demanda-t-il, buvons ensemble à cette coupe. » Elle pensa que le temps de faire la paix était venu et ils partagèrent le vin. Sur la mer, dans l'ardeur du soleil de juin, l'amour naquit entre eux et brûla comme une haute flamme.
Le reste du voyage vers la Cornouailles fut un enchantement pour les amants tout à leur passion. Mais il ne dura guère et à l'arrivée les attendait le devoir à accomplir, auquel ils ne voulaient ni ne pouvaient se dérober. À peine la princesse d'Irlande eut-elle débarqué que, toute vêtue de blanc et d'or, sa magnifique chevelure tressée de perles, elle fut mariée au noble roi Marc'h. Le peuple se réjouit grandement de ces noces royales et des largesses auxquelles elles donnèrent lieu pendant des semaines.
Le temps passa. Iseult tenait à la perfection son rôle de reine et remplissait tous ses devoirs. Tristan était redevenu le meilleur compagnon du roi Marc'h. Mais chaque nuit Tristan et Iseult arrivaient à se rejoindre en secret avec la précieuse complicité de Brangien. Ils se retrouvaient dans les appartements de la reine, souvent aussi dans un verger charmant, traversé par un ruisseau.
Malgré tout, Iseult prit peur: elle craignait qu'un jour Brangien ne la trahisse. « Emmenez-la au plus profond de la forêt et tuez-la sans pitié », ordonna-t-elle à ses hommes d'armes. Émus par les larmes de la jeune femme, les soldats chargés de la sinistre tâche se contentèrent de la lier à un arbre et de la laisser exposée aux animaux sauvages. Iseult, prise d'un violent remords, les envoya dès le lendemain délivrer sa cousine. Brangien fut reconduite au palais, mais elle se sentait tellement coupable de n'avoir pas mieux veillé sur le philtre et sur Iseult qu'elle pardonna à la reine sa cruauté d'un moment.
Pendant deux années, à force de ruse et de dissimulation, les amants qui ne pouvaient cesser de s'aimer réussirent à cacher à tous leur terrible passion.
Cependant la jalousie des barons envers Tristan ne désarmait pas. Ils avaient pour complice l'astrologue conseiller du roi, le nain Frocin. Le ciel lui avait révélé quelque chose d'étrange dans la destinée du roi, de son neveu et de la reine. Une nuit enfin, les étoiles lui apportèrent la preuve tant attendue de la trahison de Tristan et d'Iseult.
Le roi prévenu se cacha en haut d'un arbre dans leur verger favori, mais la lumière de la lune révéla sa présence à Iseult qui réussit à parer au danger avec aplomb. Alors les barons tendirent un piège à Tristan et il fut surpris en pleine nuit auprès de la reine. Le scandale était trop grand. Le roi devait punir les amants, pris en flagrant délit d'adultère, et pourtant il les aimait tous les deux.
Tristan et Iseult furent condamnés à être brûlés vifs. Sur le chemin du supplice, Tristan demanda à prier dans une chapelle. « Vous ne craignez rien, dit-il à ses gardes, l'unique fenêtre de cette chapelle ouvre sur un précipice au-dessus de la mer. » Mais à peine fut-il entré dans la chapelle qu'il bondit à travers le vitrail d'un élan prodigieux. Protégé par l'intervention divine, il atterrit sur une étroite bande de sable et s'enfuit vers la forêt. Iseult fut conduite à son tour au bûcher. Au moment où le bourreau allait la livrer aux flammes, un groupe de lépreux vint la réclamer au roi. « Donne-nous cette femme, lui dirent-ils. Une mort rapide est bien trop douce pour son forfait. Qu'elle vienne vivre notre vie de malheur, et elle regrettera mille et mille fois de t'avoir trahi. »
Poussé par les barons, le roi remit la reine aux miséreux. Mais alors que le terrible cortège s'éloignait, entraînant Iseult qui hurlait son dégoût et sa colère, surgit à cheval Tristan qui, aidé de Gorvenal, exécuta le chef des lépreux et délivra la reine.
Les amants se réfugièrent dans la forêt du Morois où ils passèrent une année entière dans le dénuement, l'inconfort et la passion, changeant presque chaque jour d'abri pour brouiller leurs traces. Tristan chassait pour les nourrir et, afin de ne pas manquer de gibier, fabriqua un arc merveilleux qui ne manquait jamais sa cible, l'arc-qui-ne-faut. Un jour, Husdent, le chien de Tristan, inconsolable d'avoir perdu son maître, s'enfuit de la cour et retrouva les amants dans la forêt. Tristan craignait que les aboiements de l'animal n'attirent leurs poursuivants, mais, sur les conseils d'Iseult, il parvient à le dresser à chasser en silence.
Les barons continuaient sans répit à exciter la colère du roi contre Tristan. L'un d'entre eux, Guénelon, se risqua dans la forêt, tout près de la cabane des amants. Mais Gorvenal le surprit et après un bref combat lui trancha la tête. Peu après, un forestier trouva la retraite des amants et courut en avertir le roi. Celui-ci se mit en route seul et découvrit dans une chambre de branches et de feuillage Tristan et Iseult endormis, pudiquement vêtus, l'épée de Tristan posée entre eux. Le roi se méprit - volontairement ? - sur le sens de cette épée, signe, pensa-t-il, de la chasteté du couple.
Il repartit sans les éveiller, échangeant son épée contre celle de Tristan et déposant auprès d'Iseult un gant de verre qu'elle lui avait offert en présent de noces. À leur réveil, les amants trouvèrent les signes laissés par le roi. « Tu es la reine et tu ne dois plus vivre cette vie de misère, murmura Tristan. Le temps du malheur va commencer pour nous. Je t'aimerai toujours mais je vais m'éloigner de toi. » Ils se rendirent auprès d'Ogrin, un ermite qui leur avait déjà prodigué de sages avis. Ogrin conseilla à Iseult de revenir à son mari et inventa même le mensonge qui allait lui permettre de revenir à la cour la tête haute. Il lui procura aussi de riches vêtements pour que son retour soit celui d'une reine et non d'une proscrite.
Malgré la bienveillance du roi, les barons obtinrent le bannissement de Tristan. Et Iseult dut se soumettre au jugement de Dieu. Elle jurerait de son innocence la main posée sur du fer rouge: si Dieu la savait innocente, il la protégerait de toute brûlure. L'épreuve, décida la reine, aurait lieu sur une lande éloignée. Devant toute la cour, en présence du roi Arthur et de ses chevaliers, un lépreux aida la reine à franchir un gué boueux en la portant sur ses épaules. Elle posa ensuite la main sur le fer rouge et jura solennellement que les deux seuls hommes qu'elle avait tenu entre ses cuisses étaient ce lépreux et son époux. Puis elle montra à tous sa main qui ne portait aucune trace de brûlure. Le lépreux avait providentiellement disparu. Personne ne put donc découvrir qu'il n'était autre que Tristan, maître en l'art de se rendre méconnaissable.
Tristan vécut encore quelque temps en Cornouailles, caché, réussissant à revoir la reine durant quelques trop rares moments. À deux reprises, simulant la folie avec son habileté coutumière, il pénétra à la cour de Marc'h où personne ne le reconnut. Iseult elle-même n'arrivait pas à croire que ce fou hideux, avec son crâne rasé et ses propos incohérents ne faisait qu'un avec son amant, et seul le fidèle Husdent reconnut son maître. Tristan en conçut un profond chagrin, mais les quelques jours qu'il passa ensuite auprès de la reine lui rendirent sa joie.
Pourtant lassé de trop de chagrin, il finit par s'exiler en Petite Bretagne, son pays natal. Il revint dans ses terres du Léonois, reprit possession de son château de Carhaix. Le duc Hoël de Bretagne, qui avait appris sa présence et connaissait son courage aux armes et son intelligence au combat, se l'attacha comme conseiller. Dans l'espoir d'oublier enfin Iseult la Blonde, il épousa Iseult aux blanches mains, la fille du duc.
Mais le souvenir de la reine de Cornouailles restait le plus fort, et dès le soir de ses noces il délaissa sa jeune épouse. Celle-ci fit bonne figure pendant de longs mois, puis un soir elle avoua son chagrin à son frère Kaherdin. Fou de rage, Kaherdin interrogea son beau-frère et Tristan lui livra son secret.
« Je te pardonnerai l'affront fait à ma sueur si tu me prouves que la beauté de la reine Iseult surpasse celle de toutes les femmes, le menaça Kaherdin. Sinon je te défierai à l'épée, et nous combattrons jusqu'à la mort d'un de nous deux.
- Accompagne-moi en Cornouailles, et tu pourras te rendre compte par toi même de ce qu'est la reine Iseult », lui répondit Tristan.,
Déguisés, les deux jeunes gens s'en allèrent en Cornouailles. Dissimulés dans les buissons au bord d'un chemin, ils virent passer l'éblouissant cortège de la reine et Kaherdin, subjugué par la beauté d'Iseult, séduit par Brangien, comprit les tourments de Tristan.
À son retour en Petite Bretagne, un triste jour, appelé au secours par le chevalier Tristan le Nain à qui l'on avait ravi son amie, Tristan fut blessé d'un coup de lance empoisonné. Ni médecin ni remède ne pouvait guérir sa blessure qui s'aggravait chaque jour. Tristan demanda à Kaherdin de partir en Cornouailles chercher Iseult la Blonde. « Elle seule, dit-il, pourra me sauver d'une si dure atteinte, comme elle l'a déjà fait à deux reprises. Elle possède le savoir de sa mère la reine d'Irlande. » Kaherdin promit à Tristan de tout faire pour ramener Iseult. « Si elle refuse de venir à mon secours et si tu rentres seul, grée ton navire d'une voile noire, demanda Tristan, mais si elle est à tes côtés, que la voile soit blanche. J'attendrai votre retour dans ma chambre au-dessus de la mer, et je saurai si elle revient vers moi. » Ni Kaherdin ni Tristan, en échangeant ces mots, n'avaient remarqué la présence d'Iseult aux blanches mains.
À peine Kaherdin eut-il parlé à Iseult la Blonde qu'elle quitta la cour de Cornouailles pour s'embarquer vers la Bretagne, vers Tristan, et Kaherdin hissa une voile blanche. Mais une terrible tempête maintint leur navire trois longs jours au milieu de la mer. Lorsque le navire toucha enfin au rivage breton, Tristan n'avait plus la force de se tenir à la fenêtre, et Iseult aux blanches mains lui annonça l'arrivée du navire de Kaherdin, gréé d'une voile noire. Tristan prononça une dernière fois le nom d'Iseult et mourut à l'instant. Lorsque la reine Iseult débarqua, elle entendit sonner un glas. « C'est pour notre seigneur Tristan, qui vient de rendre l'âme, que l'on sonne ainsi », lui dirent les Bretons. Sans prononcer un mot, elle monta jusqu'au château, parvint à la chambre où gisait le corps de Tristan. Elle s'allongea près de lui, l'étreignit et, dans un baiser, le rejoignit dans la mort.
Le roi Marc'h ordonna de les enterrer dans des tombes voisines. De leurs tombeaux naquirent deux arbres jumeaux qui, se rejoignant, unirent leur feuillage. On voulut plusieurs fois les couper, mais toujours ils repoussèrent, témoins de la force de l'amour par-delà la mort. Arthur n'avait jamais pu entendre cette histoire sans pleurer en secret sur Iseult la Blonde, et sans être étreint aussi d'une sombre tristesse en pensant à la solitude du roi Marc'h.


PERHAM, Molly, Le Roi Arthur & Les légendes de la Table Ronde, Coop Breizh, 1996.

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