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Lancelot et Elaine

De Tous les chevaliers, Lancelot était le plus brave et le plus célèbre. Partout à la ronde on restait des heures à écouter conter ses exploits sans pareils, sa colère, toujours justifiée, et son sens de la justice. Mais il y avait une histoire que personne n'osait murmurer et qui était celle de son amour pour Guenièvre.

Dès son entrée à Camaalot, Lancelot avait aimé la reine. Il avait porté ses couleurs en tournoi, relevé des défis en son honneur. Il ne pouvait en aimer aucune autre et la reine, elle aussi, aimait le chevalier. Mais tous deux savaient que si leur amour venait à être connu, il en résulterait les plus grands malheurs. Le roi Arthur, qui ne se doutait de rien, se réjouissait de la dévotion de Lancelot pour la reine.

L'hiver avait été rude à Camaalot et le mauvais temps avait tenu Lancelot confiné entre les murs du château. Chaque jour augmentait son amour pour Guenièvre. Parfois leurs regards se croisaient à travers la salle où la reine cousait au milieu de ses dames. D'autre fois, ils se frôlaient dans l'escalier. Quand enfin le printemps arriva, Lancelot était bien décidé à partir vers quelque belle aventure qui mettrait son courage à l'épreuve et l'éloignerait de la reine.

Un jour que les chevaliers de la Table ronde étaient tous réunis, arriva un voyageur épuisé qui demanda à être aussitôt entendu. Dans son pays, expliqua-t-il, la fille du roi était prisonnière en haut de la tour d'un château éloigné. Plongée dans une étuve, elle vivait une torture permanente et son peuple craignait fort qu'elle rien périsse.

« Grand roi, j'ai fait ce voyage parce que nous avons entendu dire qu'un de tes chevaliers était un modèle de force, de courage et de bonté. Par pitié, qu'il vienne dans mon pays, car lui seul peut aider cette jeune fille. »

À peine l'homme eut-il fini de parler qu'il tomba mort d'épuisement. Tous les chevaliers qui étaient là se tournèrent sans hésiter vers Lancelot.

« Sire, dit Lancelot, cette quête sera mienne. Je ne sais où trouver cette jeune fille, mais je chevaucherai sous les averses du printemps, dans la chaleur de l'été et la froidure de l'hiver jusqu'à ce que je l'aie trouvée. Je jure de la libérer, même au péril de ma vie. »

Le lendemain matin, tout était prêt pour le départ de Lancelot. Son armure luisait dans le soleil, ses armes fraîchement astiquées brillaient, et son cheval, qui sentait l'excitation du départ, dansait sur place. Du haut des remparts, le roi et la

reine assistaient tristement au départ de leur chevalier, ignorant s'ils le reverraient un jour. À mesure que Lancelot s'éloignait, son humeur s'améliorait. Il ne savait pas où était emprisonnée la jeune fille, mais il savait que s'il était destiné à la libérer, il trouverait forcément le chemin. Il chevaucha plusieurs jours, ne s'ar­rêtant que pour se nourrir de baies ou boire l'eau claire des ruisseaux. La nuit, il couchait à la belle étoile, drapé dans sa cape, la tête posée sur son heaume.

Une nuit, alors qu'il dormait contre son cheval pour se réchauffer, il rêva qu'il traversait un pays morne et désolé. Dans son rêve, il voyait une tour sinistre, dressée en haut d'une falaise abrupte. Une femme lui apparut soudain, environnée de langues de feu. Elle l'appelait par son nom et lui demandait de venir rapidement. Lancelot se réveilla persuadé qu'il avait vu la terre et la demoiselle qu'il cherchait. Le lendemain, il arrivait dans le pays désolé qu'il avait vu en rêve. La tour se dressait dans le lointain, et, éperonnant son cheval, il galopa vers son but. Un groupe de paysans en haillons se dirigea vers lui : ils étaient persuadés qu'il allait sauver leur maîtresse, car seul le meilleur des chevaliers pouvait avoir entrepris une si périlleuse quête. « Brave chevalier, criaient-ils, il y a tellement longtemps que nous t'attendons ! »

Ils le menèrent à la tour mais aucun d'eux ne voulut y entrer. Lancelot grimpa l'escalier en spirale. La chaleur était plus intense à mesure qu'il montait. Arrivé à la chambre, il vit que le métal des portes avait viré au rouge. Sans craindre la souffrance, il se jeta sur la porte dont il fit sauter la serrure: les gonds arrachés, les battants s'écrasèrent sur le sol. Des nuages de vapeur brûlante l'assaillirent et, à travers ce brouillard suffocant, il vit les flammes danser sous la baignoire dans laquelle la jeune fille était allongée. Masquant sa bouche de sa main, il fonça à travers la pièce. Arrivée à la baignoire, il plongea les bras dans l'eau bouillante et en retira la jeune fille. C'était bien celle qui lui était apparue en rêve.

Le courage et la générosité de Lancelot avaient brisé l'enchantement qui régnait sur le château. Les servantes se précipitèrent pour vêtir leur dame, la couvrant de chaudes fourrures. Une fois habillée, celle-ci vint vers Lancelot et le remercia puis l'invita à l'accompagner au château de son père où il recevrait une récompense méritée.

« je m'appelle Elaine, dit-elle à Lancelot, et je suis la fille de Pelles, le roi blessé qui règne sur le pays surnommé la Terre Gaste. »

En l'écoutant, Lancelot se rappela qu'il avait souvent entendu parler d'un pays dont le roi avait reçu une blessure qui ne pouvait guérir. Depuis que le roi avait été blessé, son royaume avait perdu sa beauté et sa prospérité.

Sur le chemin du château de Pellès, Lancelot voulut remercier Dieu de l'avoir aidé. Tout près d'une chapelle où il s'arrêta, une tombe portait une inscription en lettres d'or: « Ici viendra le léopard qui tuera le dragon et, dans ce pays étranger, engendrera un fier lion. » Pendant qu'il lisait ces mots, la dalle du tombeau se souleva et laissa filtrer une fumée noire. En quelques secondes, la dalle fut rejetée sur le côté et un dragon rampa hors du caveau, la gueule grand ouverte sur ses dents pointues. Sa langue fourchue projetait de longues flammes rouges et or, et il semblait s'enrouler et se dérouler sans fin. La lueur des flammes faisaient horriblement scintiller ses épineuses écailles verdâtres. Tenant ses rênes serrées, Lancelot abaissa sa lance et regarda le monstre droit dans les yeux. Au moment où son cheval se cabra, il plongea son arme dans le ventre du dragon. La bête roula sur le dos en se tordant de douleur. Le coup avait été bien ajusté : le dragon releva la tête et tenta de mordre la lance, puis retomba, raide mort.

Après une courte chevauchée, Lancelot et Elaine d'Astolat arrivèrent au château de Corbénic, qui avait été autrefois une orgueilleuse demeure. Ses immenses murs ruinés, ses hautes tours à moitié écroulées donnaient la mesure de son ancienne splendeur.

En entrant dans les seules salles habitables, Lancelot croisa quatre jeunes gens portant un brancard sur lequel gisait un homme pâle et émacié. C'était le roi Pellès. Il était dévêtu et le bas de son corps était dissimulé par un drap de velours rouge.

Lancelot sursauta devant la large blessure qui béait à son flanc. Le roi lui souhaita la bienvenue, mais ce simple effort sembla l'avoir épuisé et il se recoucha aussitôt.

À cet instant, une colombe entra par une des hautes fenêtres. Elle tenait dans son bec un encensoir d'or qui remplissait l'air du plus suave des parfums. Une grande lumière illumina la salle et une jeune fille d'une céleste beauté fit son entrée. Elle portait dans ses mains un calice d'or drapé d'une toile blanche resplendissante. Elle traversa la pièce et franchit les portes qui se refermèrent toutes seules derrière elle.

Le roi Pelles sembla retrouver quelque force. « Vous venez de voir la porteuse du Graal, expliqua-t-il à Lancelot. Le Graal, ce calice qu'elle tient, a servi au Christ lors de la Cène. Il a été ensuite apporté ici par mon ancêtre Joseph d'Arimathie. Bientôt naîtra un chevalier digne de devenir le gardien de cette coupe. Ah, comme j'attends ce moment, car celui-là saura guérir ma blessure et rendre le bonheur à mon royaume. »

Devant les merveilles de ce royaume, Lancelot était plongé dans un étonnement si profond qu'il ne voyait pas le roi Pellès l'observer attentivement. Pellès avait en tête une prophétie faite bien des années auparavant. Un vieil initié lui avait prédit que sa fille Elaine donnerait le jour au fils du meilleur chevalier du monde, et que cet enfant deviendrait le gardien du Graal. Lancelot semblait digne d'être ce père tant attendu, et en regardant sa fille, Pellès vit qu'elle aimait déjà son sauveur.

Au moment du dîner, dame Brisène, la suivante d'Elaine, prit place derrière le siège du roi Pellès. On la tenait pour la plus puissante des enchanteresses, et elle annonça calmement à Pelles comment elle allait procéder pour que la prophétie s'accomplisse.

« On parle beaucoup, lui murmura-t-elle, de l'amour de Lancelot pour Guenièvre. Je vais donner à Elaine l'apparence de la reine pour qu'elle obtienne sous ses traits l'amour de Lancelot. »

Pellès était fort troublé car il lufsemblait indigne de tromper un valeureux chevalier par des pratiques de sorcellerie. Mais il pensait aussi à ce qu'accomplirait le fils de Lancelot et d'Elaine. Aussi finit-il par accepter la proposition de Brisène.

Quand Elaine se retira dans ses appartements, la magicienne commença son oeuvre. Tard dans la soirée, on conduisit Lancelot à sa chambre. Un grand feu illuminait la pièce. Lancelot se coucha sous les couvertures chaudes et étira ses membres endoloris. Le sommeil commençait à l'envahir quand il entendit une porte grincer. Une silhouette se glissa dans la pièce. Lorsqu'elle passa devant le feu, il vit que c'était une femme. Et lorsqu'elle se pencha sur lui, il sursauta: c'était Guenièvre elle-même!

« Quelle merveille est-ce là, lui demanda-t-il, comment peux-tu être ici ? Ou alors je rêve ? Réponds-moi. » Mais l'apparition restait silencieuse. Il lui prit la main et ses doigts rencontrèrent l'anneau que portait toujours la reine. Rassuré, il pensa qu'elle était enfin venue lui prouver son amour.

Le lendemain, Lancelot se réveilla très tôt. Il se retourna dans son lit et, figé d'horreur, découvrit Elaine endormie à ses côtés. Blême, il sauta hors du lit en hurlant. Comme un animal pris au piège, il essayait d'échapper à ce qui lui arrivait. Elaine en se réveillant le trouva qui arpentait la chambre à grands pas.

« Quelle sorcellerie est-ce là ? Quel pouvoir, quel démon a accompli cette oeuvre ? Qu'ai-je fait de mal ? gémissait-il. Pourquoi m'as-tu fait ça ? » cria-t-il à Elaine. Alors, elle lui raconta la prophétie.

Pris de folie, Lancelot sauta par la fenêtre. Il sauta à cru sur un cheval, et s'enfonça dans la forêt pour y trouver un refuge où cacher sa honte.

Pendant toute une année, on n'entendit plus parler de Lancelot, et on commença à craindre qu'il ne fût mort. Seul Bohors, persuadé qu'il était toujours vivant, partit à sa recherche. Sa longue quête le conduisit dans la Terre Gaste, et le roi Pellès lui raconta la venue de Lancelot. « Il n'est plus ici, conclut-il. Après nous avoir quittés, il a perdu la raison. Personne ne l'a revu, mais on nous a rapporté qu'un sauvage hante nos forêts, et je suis persuadé qu'il s'agit de Lancelot. »

Quand Bohors rencontra Elaine, elle tenait dans ses bras un bébé qui ressemblait beaucoup à Lancelot. Il s'était semblait-t-il passé ici beaucoup plus de choses que Pellès ne lui en avait raconté. Songeur, il repris sa route.

Quand vint l'été, Pellès envoya sa fille dans un château éloigné, pour qu'elle puisse y élever en toute tranquillité son fils, qu'elle avait appelé Galahad. Un jour qu'Elaine se promenait tout près du château avec ses dames, l'une d'elles s'en alla jusqu'à la lisière de la forêt proche et en revint toute affolée.

« Madame, il y a un homme sauvage qui gît mort dans les bois. Allons-nous en.

- Non, répondit Elaine. Je veux le voir. » Quand elle vit l'homme étendu sur r le sol, elle reconnut Lancelot. Il était à moitié mort de faim, ses côtes saillaient sous sa peau, ses joues étaient creuses et ses yeux enfoncés. Il avait la peau desséchée, les cheveux longs et emmêlés.

Elaine fondit en larmes, puis comprit qu'il était seulement endormi. Sans l'éveiller, elle rejoignit aussitôt ses dames. « Vite, ordonna-t-elle, allez chercher de l'aide au château. J'ai retrouvé Lancelot! »

Elaine soigna Lancelot pendant plusieurs semaines et il finit par se remettre. Par reconnaissance pour Elaine, il décida de rester avec elle. Le bonheur était revenu dans la vie d'Elaine, et elle supportait même que Lancelot se désintéresse complètement de son fils.

La nouvelle de la guérison de Lancelot parvint à Camaalot et Bohors s'en alla le rejoindre. Lancelot s'entretint longtemps de la Table ronde avec lui; ils parlèrent aussi de la reine, ce qui raviva l'amour de Lancelot. Et il repartit avec son cousin pour Camaalot où tous l'accueillirent avec joie sauf la reine qui avait entendu parler du fils d'Elaine. Mais sa froideur finit par s'estomper et son amour pour Lancelot ressuscita plus fort que jamais.

Quand Elaine se vit de nouveau abandonnée, son chagrin fut si violent qu'elle ne pouvait même plus pleurer. Elle confia Galahad à des religieuses, puis elle revint dans son château et s'alita. Elle savait sa mort prochaine. Rassemblant ses dames, elle leur dicta ses dernières volontés. Après sa mort, elles devraient la revêtir de ses plus beaux atours, placer entre ses mains une lettre qu'elle leur donna; elles coucheraient ensuite son corps dans une barque qu'elles laisseraient dériver jusqu'à Camaalot.

Elle mourut peu après. Une grande barque drapée de noir amarrée au pied du château reçut son corps, et le courant l'emporta doucement. Des feuilles d'automne tombaient sur la jeune femme, l'éclaboussant de leur vives couleurs.

Lorsque la barque arriva enfin à Camaalot, chacun courut contempler la belle, morte allongée dans l'embarcation. On trouva une lettre entre ses mains. Le roi Arthur la lut devant tous

Lancelot, sache qu'Elaine d'Astolat que les hommes trouvaient si belle n'a jamais cessé de t'aimer. Pleure-moi, donne-moi une sépulture et prie pour mon âme de tout ton coeur de preux chevalier.

Elaine

Lancelot obéit à ses voeux et pleura cette gente dame qui l'avait aimé en vain. Et il plana désormais sur la vie de Lancelot une ombre que le temps ne parvint pas à effacer.


PERHAM, Molly, Le Roi Arthur & Les légendes de la Table Ronde, Coop Breizh, 1996.

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