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Le départ de Merlin

Tout le monde vantait le caractère clément et généreux du roi Arthur. Mais sans la présence de Merlin, il n'aurait jamais pu survivre aux complots suc­cessifs de tous ceux qui tentèrent de le détrôner. Il s'était habitué à la présence du sage magicien et ses conseils l'avaient aidé à se tirer de maintes périlleuses aven­tures. Cependant Merlin savait que le temps approchait pour lui de quitter le roi, et parce qu'il pouvait lire dans l'avenir, il connaissait très exactement son propre destin. Quand il annonça au roi ce qui allait lui arriver, Arthur pensa qu'il était impossible de croire à une telle prédiction.

« Pourquoi avec toute ta science, ne peux-tu pas détourner le cours de cette destinée que tu sais prophétiser ?

- Tu le découvriras un jour, la clairvoyance ne suffit pas, répondit gravement Merlin. Tout aussi sûrement que mes avis sur les problèmes ordinaires vont te manquer, viendra un jour où tu seras prêt à abandonner le trône pour m'avoir à nouveau à tes côtés. »

Merlin continua à prophétiser de nombreux événements et avertit Arthur contre des ennemis qui se dévoileraient à lui dans les temps futurs. Mais l'En­chanteur savait que, même s'il pouvait prédire très exactement l'avenir d'Arthur, ni lui ni personne d'autre n'y pourrait rien changer.

Au cours d'un de ses voyages en Petite Bretagne, dans la forêt de Brocéliande, aux abords de la fontaine enchantée de Barenton, Merlin avait rencontré Viviane, fille de roi et demoiselle-fée. Malgré sa grande sagesse, et tout éloigné des pas­sions humaines qu'il était, Merlin était tombé amoureux de la belle jeune fille. Il s'était d'abord présenté à elle sous l'apparence d'un charmant jeune écuyer riche­ment vêtu; à leur deuxième rencontre, il avait choisi de se montrer sous les traits d'un vieillard. Mais très vite il avait renoncé à ses déguisements et lui avait avoué qui il était et de quels pouvoirs il était doué. Il l'avait éblouie par ses enchante­ments, lui offrant même un château de cristal qu'il avait caché aux yeux des hommes par les eaux d'un lac. Très vite elle lui avait demandé : « Es-tu le seul à qui il soit donné de connaître les secrets du monde ? »

Et Merlin lui avait répondu : « Je peux avoir des élèves, et Morgane la fée me doit une partie de sa terrible science. Mais je ne confie jamais à mes disciples qu'une partie de mon savoir. » Alors Viviane avait demandé à devenir son élève, et il l'avait enseignée avec joie.

Parmi tout ce que Merlin lui apprenait, Viviane avait un jour découvert l'exis­tence d'un enchantement si puissant qu'il permettait de garder éternellement pri­sonnier celui autour de qui on le chantait. Et il n'était besoin pour cela ni de murailles, ni de chaînes, ni de gardien d'aucune sorte, seulement de neuf phrases à répéter dans l'ordre requis. .

Depuis sa naissance au château de Comper, Viviane était liée à sa forêt bre­tonne et ne pouvait la quitter qu'en de rares et exceptionnelles occasions, alors que Merlin était libre comme l'air et pouvait courir le monde, des palais des rois aux forêts les plus profondes. Vint un temps où Viviane voulut s'attacher à jamais celui qu'elle aimait et dont le savoir la fascinait. Alors patiemment, l'une après l'autre, elle obtint de Merlin les huit premières phrases du lien d'amour suprême.

Mais ce n'était pas pour lui chose facile de renoncer à sa liberté et de se livrer entièrement aux mains de sa bien-aimée.

Un beau soir de mai enfin, après avoir erré toute la journée dans la forêt embaumée par le printemps, Merlin et Viviane s'allongèrent à l'ombre d'un bos­quet d'aubépine en fleurs. Merlin ne prêta pas attention à cet arbuste que les paysans surnommaient l'arbre des fées, et se laissa aller, la tête sur les genoux de Viviane.

« Ne sommes-nous pas merveilleusement heureux, lui demanda la jeune femme. Ce bonheur ne pourrait-il durer toujours ? »

Alors Merlin, dans un soupir de bonheur, livra la dernière formule de l'en­chantement et s'endormit dans le parfum des fleurs blanches.

À son réveil, il sentit aussitôt qu'il était prisonnier.

« Je t'ai donné la clé pour m'enfermer, dit-il à Viviane, et personne, pas même moi, n'a le pouvoir de défaire cet enchantement. Maintenant jure-moi de ne jamais m'abandonner, puisque je suis en ton pouvoir. Jure-moi aussi que tu veille­ras à ma place sur le roi Arthur. »

Elle promit tout ce que lui demandait l'Enchanteur. Depuis, certains disent qu'ils sont à l'abri d'une tour d'air, d'autres parlent d'une grotte somptueusement aménagée. Les plus sensés assurent que la forêt entière est leur domaine et qu'ils y demeurent, invisibles, changeant parfois d'apparence, s'éveillant et s'endormant au rythme de la nature.

La veille de Pentecôte, un an après son mariage, Arthur et quelques chevaliers quittèrent très tôt le palais pour chasser dans la forêt. Ils croisèrent sur la route quatre écuyers qui transportaient sur une litière un chevalier blessé. Celui-ci gémissait de douleur, et Arthur, en se penchant sur lui, découvrit la lame d'une épée brisée plantée dans le flanc de l'inconnu.

« Dites-moi, sire chevalier, d'où vous vient cette blessure et comment je puis vous aider ? »

Le blessé, qui n'avait pas reconnu le roi, lui répondit: « Je m'en vais à la cour du roi Arthur. La Dame du Lac M'a prédit que l'homme qui guérira cette blessure y arrivera le jour de Pentecôte. »

Puis il se rejeta sur sa litière, épuisé. Ses paroles intriguaient le roi qui revint aussitôt à Camaalot, désireux de voir si le mystérieux visiteur allait se présenter.

Le lendemain matin, tous les chevaliers étaient rassemblés autour de la Table ronde lorsque les trompes sonnèrent : la Dame du Lac entrait à cheval dans la Grande Salle. Derrière elle, chevauchait un bel écuyer en âge d'être adoubé. Il était grand, large d'épaules, il avait l'allure d'un guerrier, mais son expression était aimable et son visage ouvert.

« Je viens, seigneur roi, te présenter mon fils adoptif, Lancelot, fils du roi Ban et de la reine Elaine de Bénoïc en Bretagne bleue. Merlin a souhaité que je le conduise à ta cour le jour de Pentecôte pour l'y faire adouber. »

À cet instant arriva le chevalier blessé que ses écuyers déposèrent dans la salle. Quand il vit Lancelot aux côtés de la Dame du Lac, il l'appela: « Je vous en conju­re, aidez-moi. Seules vos mains ont le pouvoir de me soulager. »

Lancelot s'approcha de la litière et s'agenouilla aux côtés du chevalier. Très doucement, il retira le tronçon de lame, et la blessure se referma immédiatement.

Ébahis par ce miracle, les chevaliers écoutèrent attentivement la Dame du Lac conter l'enfance de Lancelot à l'abri des eaux enchantées du lac de Comper, et dire comment elle lui avait enseigné tout ce qu'un chevalier doit savoir, la pratique des armes, la musique et la poésie, la courtoisie et le code de l'honneur sans lequel il ne peut vivre.

« À l'évidence, il est né pour être chevalier », approuva le roi Arthur qui saisit son épée pour en frapper l'épaule de Lancelot: « Debout, chevalier », lui dit-il.

Lancelot prit place à la Table ronde et devint très vite le plus aimé et le plus respecté des chevaliers d'Arthur. Mais les quêtes qu'il entreprenait, les combats qu'il livrait, c'était pour l'amour de Guenièvre. Quand ses adversaires se ren­daient à lui, il les envoyait faire allégeance à la reine en échange de sa mansuétu­de. Quand il gagnait de superbes récompenses dans les tournois, il les offrait à la reine. Il rêvait d'affronter pour l'honneur de Guenièvre tous les chevaliers du monde. Car Lancelot était tombé amoureux de la reine aussitôt qu'il l'avait vue, et il savait que de sa vie il n'aimerait aucune autre femme.


PERHAM, Molly, Le Roi Arthur & Les légendes de la Table Ronde, Coop Breizh, 1996.

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