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La Table Ronde

Quand Arthur eut fêté ses vingt-cinq ans, il se mit à penser au mariage. Il demanda conseil à Merlin. « Les guerres sont finies et le royaume est en paix. N'est-il pas temps que je songe à prendre épouse ? »

Merlin savait qu'Arthur, sur le chemin du retour vers Camaalot à la fin de sa dernière campagne victorieuse, s'était arrêté à Caméliard où régnait son grand ami Léodegrand. Alors qu'il prenait un repos bien mérité, Arthur avait fait la connaissance de la fille de Léodegrand, la belle princesse Guenièvre, et il en était immédiatement tombé amoureux.

Merlin, qui savait lire les mystères du futur, craignait les conséquences de cet amour. Il devinait autant qu'il redoutait la réponse d'Arthur, mais il lui demanda cependant: « Mon Seigneur et roi, il est juste qu'un homme de ton rang veuille se marier. Un roi a besoin d'une reine et tous, barons et chevaliers, attendent le jour de ton mariage. Dis-moi franchement, y a-t-il une princesse que tu aimes plus que les autres ? »

Arthur répliqua d'un ton passionné: « Oui, j'aime la fille du roi Léodegrand, Guenièvre, la plus belle princesse des deux Bretagnes !

- Je ne discute pas de sa grande beauté. Mais je voudrais tellement que tu ne sois pas amoureux d'elle », lui dit tristement Merlin. Car il savait que Guenièvre serait un jour infidèle à son royal époux. Il avait lu dans l'avenir la passion qu'elle éprouverait pour un des meilleurs chevaliers d'Arthur, et comment cet amour causerait de terribles drames. Il était écrit que ce mariage conduirait à la destruction du royaume. Mais à l'évidence le roi avait arrêté son choix, aussi Merlin pritil la route du royaume de Cameliard.

L'Enchanteur parla au roi Léodegrand de l'amour qu'éprouvait Arthur pour sa fille et transmit sa demande en mariage. La joie du roi à cette nouvelle fut immense, car la réputation d'Arthur s'était répandue à travers le pays et tout le monde connaissait son sens de l'honneur et son courage. Léodegrand consentit immédiatement au mariage.

Merlin avait aussi pour mission de négocier la dot de la mariée, comme c'était alors la coutume. Le roi Léodegrand, décidé à satisfaire Arthur, déclara : « Je possède dans mon palais une grande table ronde, faite avec un peu de bois de chaque espèce d'arbre qui pousse dans les deux Bretagnes. Elle m'a été offerte il y a bien longtemps par Uther Pendragon. Cent cinquante chevaliers peuvent s'y asseoir ensemble. Elle fera partie de la dot de ma fille : ce sera mon cadeau personnel au roi Arthur. Pour accompagner ce don, je donnerai au roi cent de mes chevaliers. Et je conduirai moi-même Guenièvre à Camaalot, le jour de la Pentecôte. »

La Table ronde fut embarquée sur un chaland, et Merlin s'en revint à la cour escorté par les cent chevaliers. Arthur fut enchanté, de voir sa demande en mariage gratifiée d'une telle réponse. Quand il vit le présent de son vieil ami, il convoqua tous ses chevaliers: « À partir d'aujourd'hui, vous porterez le nom de chevaliers de la Table ronde, leur annonça-t-il. Chacun de vous aura sa place à cette Table, et son nom sera écrit en lettre d'or sur le dossier de son siège. Lors­qu'un nouveau chevalier arrivera parmi nous, son nom s'inscrira de la même façon. Ainsi les nobles noms des chevaliers de la Table ronde deviendront-ils éternels. »

Les chevaliers s'installèrent autour de la Table et constatèrent qu'aucun d'entre eux ne pouvait prétendre être assis à une meilleure place que son voisin.

Les préparatifs du mariage commencèrent et des messagers parcoururent tout le pays pour annoncer au peuple la cérémonie prochaine. Arthur fit aussi savoir que pour fêter l'annonce de son mariage, seraient accordées des faveurs spéciales à qui les demanderaient, à condition bien sûr qu'il n'y ait rien là de déraisonnable ou de contraire à l'honneur. Beaucoup profitèrent de cette géné­reuse proposition, et Arthur tint fidèlement sa parole, aux conditions indiquées. Parmi ceux qui étaient venus avec une requête, se trouvait Gauvain, le propre neveu du roi.

« Qu'attends-tu de moi, lui demanda le roi ?

- Je vous demande de me faire chevalier, répondit Gauvain.

- Je le ferai avec joie : tu es le fils aîné de ma soeur, et je te dois bien cet hon­neur. »

Arthur pensait avoir satisfait à toutes les requêtes quand un pauvre vacher entra dans la salle, accompagné d'un jeune homme qui montait une jument décharnée. Grand, beau, bien bâti, le jeune homme arborait malgré ses vêtements en haillons un air de distinction naturelle. Le vacher s'approcha du roi et s'incli­na humblement devant lui. « Sire, dit-il, j'ai entendu dire qu'en ce jour de votre mariage, vous répondriez aux demandes qui vous seraient faites, si elles n'étaient pas trop extravagantes. J'ai une faveur à vous demander.

- C'est vrai, répondit le roi. Qu'as-tu à me demander ?

- Je demande que ce jeune homme, mon fils adoptif, soit armé chevalier de ta main. »

Le roi était consterné. Une des règles de la chevalerie voulait que seuls puis­sent devenir chevaliers les jeunes gens de bonne lignée. Mais il savait aussi. qu'il devait tenir ses promesses. « Tu me demandes quelque chose de très difficile, répondit-il au pauvre vacher.

- Je le sais bien, seigneur roi. Ce n'est pas pour moi que je le demande, mais pour mon fils adoptif. J'ai treize autres fils, et ils feront ce qu'ils voudront, mais celui-ci est différent. Il passe tout son temps à s'entraîner à manier l'épée et ne rêve que de devenir chevalier. Je ne peux rien en tirer, et je vous l'ai amené dans l'espoir que vous lui accorderez ce qu'il désire. »

Arthur regarda le jeune homme, se demandant avec curiosité comment le fils d'un humble vacher pouvait avoir une telle passion pour la chevalerie.

« Comment t'appelles-tu ? lui demanda-t-il.

- Torre, Majesté. »

Le jeune homme avait répondu simplement, avec assurance. Il se tenait devant le roi, droit et si fier qu'Arthur se décida à répondre à son attente, quoi qu'en disent les autres chevaliers.

« As-tu une épée ? »

Du fourreau qui pendait à sa ceinture, Torre retira une épée toute cabossée. Puis, sur l'ordre d'Arthur, il s'agenouilla aux pieds du roi et courba la tête. Arthur le frappa sur l'épaule de plat de lame et lui dit: « Relève-toi, sire Torre. »

Puis il se retourna vers Merlin, qui se tenait à ses côtés, un peu en retrait.

« Ai-je bien fait d'adouber ce pauvre garçon ?

- Tu as parfaitement agi, répondit le magicien, car il est de haute naissance. Son père est ce Pellinore, roi des Îles, que tu as combattu dans la forêt. Torre avait été confié à sa nourrice qui était la sueur de ce vacher ; et sa mère est morte sans avoir pu dire à Pellinore où était caché son fils. »

Quand Arthur entendit cette histoire, il fit venir Pellinore à sa cour. Le bonheur du roi Pellinore lorsqu'il apprit qu'il avait un fils si beau et si courageux, éclata aux yeux de tous. Arthur et lui oublièrent leurs querelles, et Pellinore prit place parmi les chevaliers de la Table ronde.

C'est sous les voûtes de la plus grande cathédrale du royaume que se déroula le mariage. L'archevêque unit les mains d'Arthur à celles de Guenièvre et devant le clergé rassemblé, les proclama mari et femme. Puis Arthur et son épouse se pré­sentèrent aux yeux de leur peuple du haut des marches du sanctuaire où tous purent les admirer. Les gens crièrent sans fin leur joie et leur admiration devant la reine. Guenièvre, toute vêtue de soie blanche rebrodée d'entrelacs d'or et de perles, éblouissait chacun de sa rayonnante beauté.

Lorsque les réjouissances commencèrent, Camaalot tout entier résonnait de musique, de chants et de danses. Dans la Salle Royale, on avait préparé pour les invités un immense et somptueux banquet. Quand tous se furent assis autour de la Table ronde, on vit que trois sièges restaient vides.

« Le premier est prévu pour Lancelot du Lac, qui arrivera à la prochaine fête de Pentecôte, expliqua Merlin. Le second est réservé à Perceval, qui n'est pas encore né. Quant au troisième, il porte le nom de Siège Périlleux. Il est destiné au meilleur chevalier du monde, et quiconque osera s'y asseoir sans en être digne en mourra à l'instant. »

Les paroles de Merlin furent suivies par quelques instants de profond silence, mais Arthur donna le signal du festin et la joie de célébrer une aussi heureuse union reprit très vite ses droits.

Personne n'avait jamais assisté à un repas pareil : il y avait des sangliers rôtis et toutes sortes de gibiers à plumes ; quantité de poissons, parmi lesquels d'énormes carpes et des montagnes d'huîtres ; des entremets raffinés et des cor­beilles de fruits venus des contrées les plus lointaines. Les vins coulaient à flots. Soudain, comme il arrive parfois, il y eut un instant de silence au milieu des réjouissances: cris et rires s'éteignirent d'un coup. Dans le silence, Merlin se leva et prit la parole

« Demain commencera la Première Quête, annonça-t-il aux invités attentifs. Il y aura, à l'avenir, nombre d'autres aventures étranges, mais celle-ci sera une noble et vertueuse épreuve pour tous les chevaliers. Écoutez ! »

Dans le silence, toute la cour entendit des sabots claquer sur les dalles de la cour et des couloirs. Une biche blanche surgit dans la salle du banquet, suivie de près par un petit braque, blanc lui aussi. Ce brachet était pourchassé par une meute hurlante. Les animaux couverts de sueur galopèrent un long moment, se poursuivant tout autour de la pièce : la biche tremblait de terreur devant le brachet qui cherchait à lui mordre l'arrière-train. D'un bond désespéré, elle évita la table, bondit en avant, sauta à nouveau de côté et sortit de la salle aussi soudainement qu'elle y était entrée. Le brachet tenta de la suivre mais heurta violemment sire Abellus au côté. Le chevalier saisit le chien et, le tenant fermement, sortit de la salle à grandes enjambées. On entendit encore, au loin, se dirigeant vers la forêt, les aboiements des chiens qui poursuivaient la biche.

L'assistance reprenait à peine ses esprits qu'une belle jeune femme, chevauchant élégamment un blanc palefroi, fit son entrée dans la Grande Salle. Elle immobilisa sa monture devant le roi. « Seigneur roi, s'écria-t-elle, ce cruel chevalier vient de me voler mon cher brachet blanc. »

Avant que le roi ait pu lui répondre, un chevalier en armure noire, chevauchant un immense cheval couleur d'encre, entra au galop dans la salle. Il se pencha, empoigna par la taille la jeune femme terrifiée et, la maintenant fermement sur sa selle, repartit aussi vite qu'il était arrivé.

Le roi bondit. Il ne savait plus que faire, et tout cela arrivait le jour de son mariage ! Merlin prit la parole : « Aujourd'hui, sire Gauvain et sire Torre ont rejoint la Table ronde. Pour cette Première Quête, sire Torre devra retrouver sire Abellus et le ramener à Camaalot, avec le brachet blanc qu'il a volé. Sire Gauvain partira à la recherche de la blanche biche. Quant à vous, roi Pellinore, vous nous ramènerez la belle dame et le chevalier qui l'a enlevée. »

Les trois chevaliers ne perdirent pas une seconde pour s'armer et s'en aller vers l'aventure.

Gauvain avait choisi comme écuyer son jeune frère Gaheris, et tous deux chevauchaient grand train à travers la forêt, suivant la trace que la blanche biche et la meute qui la pourchassait avaient laissée.

À quelque distance, alors qu'ils venaient de sortir de la forêt, ils entendirent aboyer des chiens. Parvenus sur la berge d'une large rivière, ils virent la biche qui nageait vigoureusement au milieu du courant, suivie de très près par les chiens. Sur une haute colline, de l'autre côté de l'eau, s'élevait un élégant château.

Les deux frères commençaient à franchir la rivière quand un chevalier les interpella, sur l'autre rive: « Ne suivez pas la blanche biche, à moins que vous ne désiriez vous battre avec moi! » hurla-t-il.

Rien ne pouvait dissuader Gauvain de poursuivre sa quête, et il continua à traverser. Dès qu'il eut atteint la rive, il attaqua le ,belliqueux chevalier et le désarçonna. Puis il descendit de cheval pour continuer le combat à pied. L'affrontement fut rude, et il vint à grand peine à bout de son adversaire. Quand la voie fut enfin libre, les deux frères franchirent le pont-levis et entrèrent dans

le château. Toujours guidés par les aboiements, ils arrivèrent dans une cour. À leur grand désarroi, la biche blanche gisait morte sur le sol, baignant dans son sang.

À cet instant, le seigneur du château sortit de sa demeure et manifesta une violente colère en voyant les chiens tourner autour du corps de la biche. Brandissant son épée, il les frappa les uns après les autres. « Vous avez tué la blanche biche que ma dame m'avait donnée, et vous allez tous mourir », hurlait-il. La blanche biche fut bientôt recouverte par les corps des chiens.

Sire Gauvain était outré : « Pourquoi tuer ces animaux sans défense. Ils n'ont fait que ce qu'on leur avait appris à faire. »

Avec un grognement, le seigneur du château se tourna vers Gauvain et ils entamèrent un rude combat au milieu de la cour. Gauvain était bien supérieur à son adversaire qui demanda rapidement merci. « Pourquoi vous accorderais-je grâce, à vous qui n'avez montré aucune pitié ? » Et Gauvain leva son épée pour lui porter le coup fatal. À cet instant la dame du château, qui avait observé le duel, sortit en pleurant de façon pitoyable, et se jeta sur le corps de son seigneur pour le protéger. Malheureusement, Gauvain ne put retenir son geste, et dans son élan trancha la tête de la dame à la place de celle de son ennemi.

Horrifié par le crime qu'il venait de commettre, Gauvain laissa le chevalier se relever. « Elle vous a sauvé la vie, lui dit il. Mais me direz-vous qui vous êtes ?

- Je suis Blamore des Marais, et j'aimerais que vous me mettiez à mort à l'instant car j'ai perdu tout ce que j'aimais ! »

Gauvain lui répondit : « Vous allez partir pour Camaalot et raconter sans mentir au roi Arthur tout ce qui s'est passé ici. Vous lui direz que c'est Gauvain, fils de sa soeur Morgause et du roi Lot d'Orcanie qui vous envoie. »

Sire Blamore venait tout juste de prendre la route quand apparurent quatre chevaliers qui se précipitèrent sur Gauvain et sur Gahéris et, après leur avoir infligé de sévères blessures, les jetèrent dans les geôles du château. Ils auraient bien pu y demeurer à jamais si quatre dames n'avaient intercédé en leur faveur. Ils purent expliquer à leurs adversaires qu'ils venaient de la cour du roi Arthur, et les quatre chevaliers qui défendaient le château des Marais les relâchèrent car ils étaient eux aussi fidèles au roi Arthur. Gauvain leur fit le récit de son départ en quête de la Blanche Biche: ils tranchèrent la tête de l'animal et la fixèrent à la selle de Gauvain. Ils lui donnèrent l'ordre de ramener aussi le corps de la dame du château, sur sa selle et lièrent par une corde la tête tranchée de la dame à son corps.

Gauvain et Gahéris s'en revinrent pleins de tristesse à Camaalot. Arthur et Guenièvre étaient affligés par le comportement peu courtois de leur chevalier.

« À partir d'aujourd'hui, messire Gauvain, lui déclara sévèrement la reine, je veux que vous deveniez le champion de toutes les dames, quelle que soit leur naissance. » Et Gauvain prit l'engagement solennel d'être toujours le plus courtois et le plus dévoué des chevaliers.

Pour Torre, l'aventure commença dans la forêt, le matin suivant son départ à la poursuite du chevalier qui avait volé le brachet. II arrivait dans une clairière quand il entendit un bruissement dans les buissons. Un nain armé d'une latte de bois surgit brutalement devant lui et frappa avec force le cheval de Torre sur le nez. Cette attaque injustifiée et la douleur de l'animal, provoquèrent la colère de Torre. « Hé, le nain, pourquoi as-tu frappé ainsi mon cheval ? lui demanda-t-il.

- Tu ne pourras poursuivre ton chemin avant d'avoir affronté en joute les deux chevaliers que je sers », grogna le nabot.

Torre n'était pas disposé à se battre. « Je n'ai pas de temps à perdre. Je viens de Camaalot et je dois mener à bien une quête : je recherche un chevalier qui a volé un brachet blanc », répondit-il.

Le nain ne l'écoutait pas. II venait de sonner d'une trompe qu'il portait à la ceinture, et deux chevaliers lourdement armés surgissaient du couvert des arbres, leurs lances pointées. Torre fit rapidement tourner son cheval et abaissa sa lance en position de combat. Dès la première passe d'armes, faisant usage de toute sa force, il démonta un de ses deux adversaires ; à son deuxième passage, l'autre subit le même sort.

Penché sur ses ennemis étendus sur le sol, Torre leur ordonna : « Vous allez partir pour la cour d'Arthur et dire que le chevalier Torre vous envoie, sinon je vous tue à l'instant. »

Ils lui jurèrent d'accomplir sa volonté et se mirent en devoir de partir. Torre sentit alors qu'on le tirait par le pied. C'était le nain: « Prenez-moi comme écuyer, demandait-il, car je ne veux plus servir d'aussi lâches chevaliers. » Torre accepta volontiers, et ils reprirent la route ensemble.

Ils avaient parcouru une bonne distance quand le nain annonça au jeune homme : « je vais vous conduire vers le brachet blanc que vous recherchez. »

Chevauchant à travers la forêt, ils parvinrent à un campement dressé près d'une veille abbaye. Le nain se dirigea droit vers deux grandes tentes en soie, l'une rouge, l'autre blanche. Torre descendit de cheval et, après un rapide coup d'oeil, entra dans la tente rouge. À l'intérieur, une jeune fille dormait, le brachet blanc à ses côtés. Le chien courut vers le chevalier qui le prit dans ses bras. Mais comme il sortait de la tente, la demoiselle se réveilla et cria : « Voleur, vous avez pris mon chien! »

Torre allait sauter en selle quand Abellus apparut sur son cheval. Il était en armes, prêt à charger, et il hurla à pleine voix: « Rends le brachet que tu viens de voler à ma dame. »

Torre n'avait aucune intention de lui obéir, aussi se mit-il rapidement en selle, et s'empara de la lance que lui tendait le nain. Les deux chevaliers s'affrontèrent encore et encore, jusqu'à ce que Torre assène à son adversaire un énorme coup qui le désarçonna. Mais même à terre, le chevalier refusait de s'avouer vaincu. De la forêt sortit à cet instant une dame montée sur un palefroi.

Elle s'adressa à Torre : « Seigneur, ce serait bonne justice de trancher le col de sire Abellus, car il y a deux heures à peine il a tué mon frère, bien que je l'aie longuement supplié de lui faire grâce. » Abellus ne pouvait nier cet acte : il était entièrement coupable et Torre accéda à la demande de la dame. Elle l'invita à l'ac­compagner au château de son vieil époux, où il fut très chaleureusement accueilli.

Le lendemain matin, il reprit la route pour Camaalot et raconta ses aventures à la cour. Arthur et Guenièvre célébrèrent la valeur de leur nouveau chevalier, qui venait de se comporter en digne fils du roi Pellinore. Lequel roi Pellinore, on s'en souvient, était parti de Camaalot pour retrouver le chevalier noir et la demoiselle qu'il avait enlevée. Sur sa route il rencontra, assise près d'un puits, une jeune dame qui pleurait sur le corps de son ami gravement blessé.

« Par pitié, aidez-moi, sauvez mon ami qui se meurt », gémissait-elle.

Mais Pellinore était si obsédé par sa quête qu'il ne voulut pas s'arrêter. Il chevaucha à travers la forêt jusqu'à ce que parvienne à ses oreilles le bruit familier d'un combat à l'épée. Il s'approcha et aperçut les combattants à travers les arbres. À sa grande surprise, il reconnut en l'un d'eux le chevalier noir. L'autre chevalier portait une armure d'un vert brillant où se reflétait la lumière qui ruisselait à travers les arbres entourant la petite clairière. Les deux chevaliers étaient blessés et leur sang souillait le sol herbeux. La demoiselle, agenouillée, s'abritait derrière un buisson.

« Pourquoi vous battez-vous ? demanda le roi Pellinore aux deux chevaliers.

- Je suis Méliot de Logure, répondit le chevalier vert. Et voici ma cousine, la dame Nimue : je combats pour la défendre des entreprises de ce chevalier de sinistre réputation. »

Le chevalier noir, profitant de la situation, se précipita sur le roi Pellinore et tua son cheval. Puis il s'attaqua à Pellinore lui-même, mais ce dernier, furieux, lui asséna un tel coup sur son heaume qu'il lui fendit le crâne jusqu'au menton. Méliot se mit en selle.

« Pourriez-vous reconduire ma cousine jusqu'à la cour du roi Arthur, demanda-t-il à Pellinore. Je vous y retrouverai un jour prochain. »

Le roi Pellinore avait pris la monture du chevalier noir, et aux côtés de dame Nimue il rentrait tranquillement à travers la forêt. Mais près du puits, à sa grande horreur, il découvrit que la jeune dame et son chevalier étaient morts tous les deux ; il avait succombé à ses blessures et elle, de désespoir, s'était suicidée. La dame Nimue conseilla à Pellinore de ramener les corps avec lui à Camaalot, pour qu'ils y reçoivent une sépulture décente.

Quand Pellinore raconta ce qui s'était passé, la reine lui reprocha d'avoir manqué aux règles de la chevalerie. « Vous auriez dû secourir cette jeune dame », lui dit-elle.

Puis Merlin prit Pellinore à part et lui révéla que la jeune femme qu'il avait refusé de secourir était sa propre fille, Alyne, la demi-soeur de Torre. Le chevalier blessé était le courageux Miles de Landys, qu'elle venait d'épouser. Pellinore, qui n'avait jamais connu sa fille et qui la cherchait depuis dès années, en fut inconsolable. Comme Gauvain, à partir de ce jour-là, jamais plus il ne fut le même.


PERHAM, Molly, Le Roi Arthur & Les légendes de la Table Ronde, Coop Breizh, 1996.

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