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Le Procès de Renart

Sa Majesté, très haut et très puissant seigneur Noble, le roi des animaux, tient aujourd'hui cour plénière. Selon la coutume, tous ses sujets, grands et petits, doivent s'y rendre, et c'est là que justice leur est faite.
Au jour de l'Ascension, comme il se doit, toute la cour s'est réunie. Seul parmi ses compères, Renart manque à l'appel. Bonne occasion, se dit-on, de le faire condamner par le seigneur lion, pour toutes ses friponneries et ses méfaits !
Ysengrin, le bon apôtre, est des premiers à demander justice. Le malin Renart ne l'a-t-il pas bafoué plus que personne ? Il est si sot qu'il n'a jamais pu prendre sa revanche !
Mais voici venir à pas lents un funèbre cortège. Chantecler, le coq, et Pinte, la poule aux oeufs savoureux, mènent le deuil. Leurs compagnes Noire, Blanche et Roussotte répandent des torrents de larmes sur le char mortuaire où gît Dame Copée leur tendre amie. Renart son meurtrier, non content de la mettre à mort, lui a brisé la cuisse et arraché une aile.
Pinte et ses compagnes éplorées se prosternent devant l'assemblée.
- Pour Dieu, gentilles bêtes, chiens, loups, tous tant que vous êtes, aidez-nous dans notre malheur ! Que maudit soit le jour qui me vit naître, dit Pinte. Mort, délivre-moi, puisque Renart ne me laisse point vivre ! Mon père m'avait donné cinq frères ; Renart les mangea tous. De par ma mère, j'avais cinq soeurs, tant poulettes que poules. Gombert du Frêne les engraissait que c'était merveille de les voir. Sur cinq, Renart ne lui en laissa qu'une !
Et vous qui gisez en cette bière, ma douce soeur, mon amie chère, comme vous étiez tendre et grasse ! Que deviendra votre malheureuse soeur ?
Renart, que le feu d'enfer te brûle ! Tu nous as tant de fois effrayées et pourchassées !
Hier matin, il a mis à mort ma soeur, sous nos yeux, et puis il a pris la fuite. Je voudrais porter plainte contre lui : bons animaux, amis chers, qui ne craindra Renart, qui me fera rendre justice ?
Chantecler, aux pieds du roi, soupire à fendre l'âme. Le lion le prend en pitié : il rugit de colère. Et il n'y a bête si hardie qu'elle ne tremble à cette voix.
Couard le lièvre en eut telle frayeur qu'il eut la fièvre pendant deux jours.
- Foi que je dois à l'âme de mon père ! s'écrie Noble. Dame Pinte voilà un crime qui demande vengeance. Par le coeur et par les plaies, je ferai justice de l'homicide et du dommage. Renart n'a qu'à se bien tenir !
Ysengrin, à ces mots, s'approche. Le sournois fait mille courbettes :
- Sire, quelles nobles paroles ! Quels concerts de louange célébreront une si parfaite équité ! Certes, mon coeur ne connaît pas la haine, mais bien plutôt la grande pitié de cette misérable victime de Renart !
- Ami, répond le roi, j'en ai moi-même grand deuil. Mais songeons à lui rendre les derniers devoirs.
" Brun l'ours, prenez votre étole, et recommandez à Dieu l'âme de la malheureuse. Bruyant le taureau creusera la sépulture. "
Brun revêt l'étole, et le roi avec tout son conseil prend part au service funèbre.
L'enterrement eut lieu le lendemain. Sur le marbre on inscrivit le nom de la dame, et sa vie. Puis on grava cette épitaphe : 

Sous cet arbre, dans la prairie
Gît dame Copée, notre amie.
Renart, ce larron, ce vampire,
Fut l'instrument de son martyre.

 

Qui eût vu Pinte se lamenter, maudire Renart, et Chantecler se raidir de désespoir, en eût éprouvé grande pitié !
- Empereur, dirent les barons, vengez-nous de ce brigand, pour qui nulle trêve n'est sacrée.
- De tout mon coeur, dit le roi. Brun, beau doux frère, allez trouver Renart, qu'il s'en vienne comparaître au pied de ma grandeur.
Brun se met en campagne aussitôt ; il traverse toute la forêt, le voilà enfin à Maupertuis. Il est trop gros pour entrer au manoir. Donc, il interpelle de la porte notre Renart qui justement se délecte d'une belle cuisse de poulet.
- Renart, je suis Brun, le messager du roi. Or donc, sortez, et sachez ce que le roi vous mande !
Renart considère la carrure de l'ours, et puis la sienne : qu'adviendra-t-il de lui, s'il ne s'en tire par ruse ? Il prend sa voix la plus suave :
- Beau doux Ami, qui vous a envoyé jusqu'ici vous a mis à rude peine ! Imaginez que j'allais à la cour précisément, quand j'ai été retenu par un mets admirable : je viens de déguster sept mesures de miel nouveau en rayons tout frais.
- Par le corps de saint Gilles ! s’écrie l'ours, Renart, d'où vous vient tout ce miel ? C'est la chose du monde la plus délectable à mon pauvre ventre. Menez-y-moi, beau très doux Sire, pour Dieu, mea culpa !
De l'avoir si tôt berné, Renart ne se sent plus de joie.
- Brun, dit-il, si je savais trouver en vous amitié, alliance, foi que je dois à mon fils Rouvel, dès aujourd'hui je vous remplirais le ventre de ce bon miel frais et nouveau. Près d'ici, en entrant dans le bois de Lanfroi le forestier... Mais, qu'allais-je faire ? Si je vous y menais aujourd'hui, je serais bien mal payé de ma peine.
- Que dites-vous là, sire Renart ? N’avez-vous pas confiance en moi ?
- Certes non, et pour cause !
- Auriez-vous - à Dieu ne plaise ! - des reproches à me faire ?
- Tant de trahisons, de félonies...
- Renart, il faut que ce soit le diable qui vous ait fait pareils contes.
- Eh bien, ami, oublions le passé. Je vous pardonne.
- Croyez-moi, c'est justice, car jamais je ne voulus vous tromper ou vous nuire.
- Je m'en remets à vous. Je n'en veux pas d'autre assurance.
Voilà mes deux compères d'accord, en route vers le bois de Lanfroi le forestier.
Renart avise un chêne : le bûcheron a commencé à le fendre, puis a enfoncé deux coins de bois dans la fente.
- Brun, dit Renart, beau doux ami, voici ce que je t'ai promis : la ruche est dans ce chêne creux. Mangeons donc, puis nous irons boire.
L'ours, s'aidant de ses pattes de devant, met son museau dans la fente. Renart le soulève et le pousse, puis se retirant, il l'excite :
- Coquin, ouvre ta bouche ! C'est tout juste si ton museau n'y touche. Fils de vilain, ouvre ta gueule !
Il le berne et le bafoue. Quant à Brun, il se donne à tous les diables, car il n'en saisit goutte. Renart arrache alors les coins de bois : voilà la tête et les pattes de l'ours coincés dans le chêne. Le malheureux est pris au piège ! Et Renart en s'éloignant de le railler encore :
- Je vous y prends, cette fois, à vous régaler tout seul au lieu de partager l'aubaine ! Sur la foi des traités, je vous laisse commencer, et maintenant il ne me restera ni miel ni rayon. Il faut que vous ayez le coeur bien mauvais !
Mais voici Lanfroi, Renart s'esquive. Brun voudrait bien en faire autant ! Car le paysan l'a vu et court au village en criant :
- Haro ! Haro ! A l'ours ! Nous le tenons !
Les vilains accourent, qui portant une hache, qui une perche, un fléau ou un bâton d'épine.
Brun tremble pour son échine. Il songe, à cette approche, que mieux vaut encore perdre le museau que les attendre. Il tire, il pousse, il s'efforce, tend sa peau, rompt ses veines, si durement que sa tête éclate. Il a perdu beaucoup de sang, la peau de sa tête et de ses pattes. Nul ne vit jamais animal si immonde. Le sang lui jaillit du museau, il est écorché vif.
Ainsi s'en va le fils de l'Ourse. Il s'en va fuyant à travers bois et il échappe à grand-peine aux vilains qui le huent.
Renart s'est mis prudemment à l'abri à Maupertuis, sa forteresse. Au passage, il lui lance quelques quolibets :
- Brun, mon ami, vous a-t-il bien profité, ce miel de Lanfroi que vous avez dégusté sans moi ? Votre mauvaise foi vous perdra. Mais, dites-moi, de quel ordre voulez-vous donc être que vous portez un chaperon rouge ?
L'ours reste coi, tant il est abasourdi ! Il reprend sa course. La terreur lui donne des ailes, car à midi il est de retour auprès du lion. Il tombe pâmé à ses pieds.
Le sang lui couvre la face. Toute la cour en est frappée de stupeur.
- Brun, dit le roi, qui t'a fait cela ? On t'a bien laidement arraché ton chapeau ! Et tes cuisses sont toutes déchirées !
L'ours est si épuisé que d'abord la parole lui manque.
- Roi, dit-il enfin !, c'est Renart qui m'a mis en cet état.
Puis il perd connaissance.
Il eût fallu entendre alors Noble rugir, arracher sa crinière, et jurer par le coeur et par la mort.
- Brun, dit-il, Renart t'a tué. Je ne crois pas que tu puisses guérir. Mais, par le coeur et par les plaies, je t'en ferai si grande vengeance qu'on le saura par toute la France.


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