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Renart et les marchands de poissons

C'est à l'époque où le doux temps d'été prend fin, remplacé par la saison d'hiver. Renart alors retourne en son logis. Mais il a épuisé ses provisions. Il n'a plus rien pour se réconforter, ou pour assurer sa subsistance.
Dans ce pressant besoin, il se met en campagne. Cherchant aventure, il arrive à un chemin : quelle est cette carriole qu'il entend approcher ? Ciel ! Ce sont des marchands qui apportent de la mer toute une cargaison de poissons grands et petits, anguilles, lamproies, qu'ils vont vendre à la ville prochaine.
Renart doit avoir trouvé quelque ruse nouvelle, car ses yeux brillent d'envie !
Il se couche sur le bord de la route et fait le mort. Il ferme les yeux, serre les dents et retient son souffle - fut-il jamais pareille trahison ?
Il reste ainsi, gisant. Soudain, un des hommes l'aperçoit, il appelle son compagnon.
- Par ma foi, c'est un goupil qui gît là sur ce gazon !
- Oui, certes, et je crois que, cette fois, nous tenons son pelage !
Les deux marchands courent à Renart qu'ils trouvent les quatre pattes en l'air : ils le tournent, le retournent, estiment son dos, et puis sa gorge. L'un dit qu'il vaut trois sous. Et l'autre aussitôt :
- Au marché, on nous en donnera quatre sous pour le moins ! Nous ne sommes guère chargés. Jetons-le sur notre charrette.
Chemin faisant, les deux compères se vantent à l'envi leur proie ; ce soir même, ils le dépouilleront. Ils rient d'aise à cette seule pensée !
Renart les entend, mais ne s'en soucie guère. Il y a loin de la coupe aux lèvres ! Il s'aplatit parmi les paniers, ouvre l'un avec ses dents, et y trouve trente harengs qu'il avale sans se faire prier. Du second, il tire trois paquets d'anguilles qu'il charge sur son dos. Puis, au moment propice, calculant bien son élan, il saute au milieu de la route, et, tout goguenard, prend congé de ses hôtes.
- Dieu vous garde, bonnes gens ! Et partagez-vous mes restes !
Les marchands s'ébahissent fort de l'entendre. Ils s'avisent un peu tard qu'avec Renart on ne saurait trop se méfier.
Et tandis qu'ils se lamentent, le rusé compère s'empresse de prendre le large.
Il arrive, tout courant, à son manoir. Sa famille l'attendait en grande impatience ; car de longtemps ils n'avaient rien eu sous la dent. Hermeline, sa douce moitié, va la première à sa rencontre ; puis les deux frères, Percehaie et Malebranche, se jettent au-devant de leur père qui s'en vient, gras et repu, les anguilles au cou. Il ferme la porte derrière lui - par précaution, à cause des anguilles ! Ses fils lui font un bel accueil, lui lavent les pieds avec déférence.
Puis ils écorchent les anguilles, les coupent en tronçons, font des broches à l'aide de menues branches de coudrier, et les mettent bien vite à cuire.Tandis que les poissons rôtissent, voici venir monseigneur Ysengrin qui erre depuis le matin, en quête d'un morceau qu’il puisse se mettre sous la dent. Alléché par le fumet - parfum qu’il n'a point coutume de sentir - il s'en lèche voluptueusement les babines. Volontiers, à cette heure, il se fut servi a la table de Renart, son vieil ennemi, si seulement il lui voulût ouvrir sa porte.
Il cherche à voir par la fenêtre d'où vient cette odeur merveilleuse. Comment pénétrer au-dedans ? Par prière et amour ? Renart n'est pas de si bon coeur. Il rôde, il s'éloigne, il s'approche, mais ne trouve nul moyen de mettre le pied au logis.
Faute de mieux, il se décide à implorer des bonnes grâces de Renart un morceau, petit ou gros.
- Seigneur, ouvrez-moi votre porte ! Je vous apporte de bonnes nouvelles.
Pas de réponse. À bout de forces, Ysengrin supplie :
Il - Ouvrez, beau Sire !
Et Renart de rire sous cape, et de s'enquérir :
- Qui êtes-vous ?
- Qui je suis ?
- Qui est là ? dis-je.
- Mais c'est votre compère !
- Ma parole, je croyais que c'était un voleur !
- Eh ! non, dit Ysengrin. Ouvrez bien vite !
- Il vous faudra d'abord attendre que les moines aient fini leur repas.
- Comment donc, vous hébergez des moines ?
- Oui, certes, et même des chanoines, de l'ordre de saint Benoît, pour ne vous rien cacher.
- Au nom du Seigneur, dites-vous la vérité ?
- Par sainte Charité, je vous le jure !
- Eh bien ! accordez-moi votre hospitalité.
- Est-ce donc pour mendier que vous venez ici ?
- Que nenni ! je voulais seulement avoir de vos nouvelles. Mais dites-moi : de quelle chair mangent vos moines ?
- Je vous le dirai volontiers : des fromages mous et des poissons, selon le commandement de saint Benoît.
Ysengrin cherche un moyen de contenter son appétit.
- Le poisson, dit-il, est-ce une bonne viande ? Donnez-m'en vite un morceau, ne fût-ce que pour y goûter.
Renart le trompeur va chercher deux menus morceaux qui rôtissaient. Il mange l'un, et apporte l'autre au loup qui attend devant la porte.
- Dites-moi, Compère, si je vous nourris par charité, vous pourrez bien vous faire moine, il me semble ?
- Il se peut, dit Ysengrin. Mais la pitance, beau doux maître, donnez-la-moi bien vite !
Renart enfin lui donne le morceau qu'il engloutit aussitôt.
- Que vous en semble ? dit Renart.
Le loup frémit, tremble, brûle de convoitise.
- Sire Renart, donnez-m'en un seul morceau encore, et j'entre dans votre ordre.
- Si vous vous faisiez moine, dit Renart, il est bien sûr que le Seigneur vous choisirait, avant la Pentecôte, comme abbé ou prieur !
- Ne vous moquez-vous point ?
- Je ne saurais, beau Sire ? Je vous le jure par ma tête, il n’y aurait si beau moine dans toute l'Église !
- Mais aurais-je beaucoup de poisson ?
- Autant que vous pourriez en manger. Faites-vous donc couper le poil, raser et tondre votre barbe.
À l'idée qu'on doit le raser, Ysengrin fait assez grise mine. Mais qu'importe, après tout ? Le poisson vaut qu'on se fasse tondre.
- Attendez seulement que l'eau soit chaude, dit Renart.
Il met l'eau sur le feu, la fait bouillir, puis dit au loup de passer la tête par une fente qu'il lui montre. Ysengrin allonge le cou... et Renart - c'est une mauvaise bête, assurément ! - lui jette l'eau bouillante sur la nuque.
Ysengrin tout échaudé secoue la tête, et rechigne, et fait très vilaine grimace. Il fait un saut en arrière.
- Renart, je suis mort ! En vérité, vous m'avez trop bien servi !
Renart est tout joyeux de sa plaisanterie. Il rit tant qu'il s'en tient les côtes.
- Sire, je vous ai servi ainsi qu'on fait à tout le couvent.
- Je crois que tu mens, dit le loup.
- Non pas, Sire, ne vous déplaise. Il convient que cette première nuit vous soyez à 1'épreuve, le saint ordre nous le commande.
- Eh bien ! dit Ysengrin, je ferai tout ce qui convient à l'ordre.
Renart a tant fait qu'il l'a pour cette fois complètement berné. Par une brèche qu'il y a dans la porte, il l'a rasé, et de si près, qu'il ne lui est resté ni cuir ni poil.
Ysengrin, pour lors, a compris qu'on le jouait, et, tout penaud, s'en est allé cacher sa disgrâce au plus épais des fourrés.


PERHAM, Molly, Le Roi Arthur & Les légendes de la Table Ronde, Coop Breizh, 1996.

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