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La folle largesse

Il est bon de répandre partout ses bienfaits. Mais il faut rester dans la mesure. Le sage prend garde de donner au pauvre et non au riche.
Nul ne sait ce que vaut la fortune, s'il ne connaît la peine de l'acquérir. Nous l'allons montrer tout à l'heure.
A quatre lieues de la mer demeuraient un homme d'honneur sage et loyal et sa femme. Cet homme, pour tout métier, allait de jour en jour au rivage, pour chercher du sel. Avant de prendre femme, il suffisait aisément de cette manière à ses besoins ; car il vendait son sel fort habilement. Aussi était-il gras et bien repu, bien chaussé et bien vêtu.
Il ne connaissait pas son bonheur ! Un jour, il lui prit fantaisie de se marier. La belle était gracieuse et plaisante. Mais, insouciante et gaie, elle ne songeait qu'à s'amuser.
Après les noces, il reprit son métier. Il alla à la mer, rapporta du sel, et chargea sa femme de le vendre. Elle fut enchantée de cette occupation nouvelle.
- Fiez-vous à moi, s'écria-t-elle, allez chercher le sel. Moi, je vous le vendrai si sagement que vous y gagnerez le double !
Tout joyeux à cette idée, le bonhomme la laissa faire. Tous les jours il allait à la mer. Il en revenait, moulu de fatigue. Le soir, au lieu de se reposer, il lui fallait courir la prétentaine pour distraire sa jeune femme, fraîche et dispose. Le lendemain, il se levait de bon matin pour travailler encore. Aussi je vous prie de croire qu'il ne garda pas longtemps son teint frais et sa figure réjouie !
- Qu'importe ? songeait-il. Quand nous serons bien riches, je me reposerai et je mènerai la vie d'un seigneur.
Or, sa femme, au logis, chantait et riait tout le jour. Ses beaux projets étaient loin, elle ne songeait guère vraiment à vendre du sel.
Ses voisines en profitèrent. Elles vinrent la trouver, leur écuelle en main - entre voisins, ne faut-il pas se rendre de menus services ? - et sans plus réfléchir l'étourdie leur en versa à pleins bords, les engageant à revenir. Toutes les commères du pays en firent autant. Moyennant quelques sourires et quelques compliments, elles étaient approvisionnées gratis. Le sel a si peu de prix ! On ne saurait en être avare.
Mais le brave homme s'avisa un jour que le sel manquait plus souvent que jamais, et qu'il avait par contre moins d'argent. Il en fut très déçu. " D'où me vient cette perte ? " songeait-il à tout moment.
Or, en rentrant un soir, il vit une voisine sortir de chez lui, cachant quelque objet sous son manteau.
- Hé! ma Mie, qu'emportez-vous ainsi ? demanda-t-il.
- Doux ami, j'étais allée voir votre femme Hermesant, que j'aime fort. Elle m'a prêté un peu de levain.
- Belle provision de levain que vous avez faite là ! s’écria-t-il en écartant le manteau.
Une pleine potée de sel apparut.
Il laissa aller la voisine, toute confuse. Et puis, il se prit à songer : comment faire comprendre à sa femme la folie de telles largesses ?
Il s'avisa, comme vous l'allez voir, d'un heureux stratagème.
Précisément, sa femme lui dit dès le retour :
- Comme vous apportez peu de sel, Messire ! Il m'en faudra demain bien davantage, si nous ne voulons en manquer.
- Volontiers, lui dit-il, mais, dans ce cas, vous viendrez, s'il vous plaît, avec moi, pour porter votre part du fardeau. Ce ne sera qu'un jeu pour vous ! Vous verrez les champs qui verdoient et entendrez chanter l'alouette. Le grand air vous fera plus belle que jamais.
- Oh ! la bonne idée ! dit-elle. C'est bien ennuyeux de rester toujours au logis. Et puis, j'allégerai votre tâche.
Il eût fallu la voir, le lendemain, dès l'aube, trottant toute pimpante, sur les rands chemins en chantant à pleine voix. Son mari ne soufflait mot.
À la mer, ils remplissent leurs paniers, puis sien retournent.
La dame ne tarda pas à trouver le fardeau bien pesant. Son mari allait de l'avant, l’engageant à se hâter.
- Il n'est pas tard, dit-elle. Reposons-nous un peu.
- Allons ! Allons ! Vous n'y songez pas, nous n’avons pas fait encore le quart du chemin !
Elle marcha encore, mais son fardeau lui agréait de moins en moins. Si son mari n'avait été là, elle s'en serait débarrassé. Mais elle n'osait et lui cachait son ennui par orgueil. Enfin, n'en pouvant plus, elle se laissa tomber à terre.
- Que vous en semble, Madame ? lui dit son mari en s’arrêtant aussi. Ne me blâmiez-vous pas sans cesse de rapporter de trop petites charges ? En prendrai-je désormais à ma volonté ?
- Messire, je fais voeu de ne jamais plus vous faire de reproche. De tels fardeaux sont trop pesants en vérité.
Il la déchargea de moitié. Mais, quelques pas plus loin, elle s'arrêtait encore.
- " Il fallait que je sois bien folle, songeait-elle, pour croire ce que me disaient les voisines. Plût à Dieu que leur dos à chacune en supporte autant que le mien à cette heure. Qu'elles n'espèrent plus me trouver si prodigue. Par la foi que je dois au Dieu qui n'a jamais menti, elles y viendraient en vain ! Combien je me sens lasse ! "
Vous conterai-je par le menu ses arrêts, ses repos, ses fatigués ? À minuit, ils n'étaient pas rendus. Elle se coucha, sitôt arrivée.
Hélas ! le lendemain, aux premières lueurs du jour, son mari la réveillait.
- Il est l'heure ! Levez-vous, et retournons au sel !
Il y alla seul. Mais la leçon était complète.
Dorénavant, plus de folle largesse. La marchande fut si avisée qu'elle achetait bientôt de ses deniers deux chevaux et une charrette. Leur commerce s'étendit par tout le pays. Ils eurent du bien au soleil, et gardèrent l'estime de tous leurs voisins.


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