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Le Pauvre Clerc

Il était à Paris un clerc fort instruit dans toutes les sciences sacrées ; nul mieux que lui ne savait lire le latin. Il étudiait en Sorbonne ; mais sa pauvreté était grande.
Il a peu à peu épuisé son pécule. Et puis il a vendu les chauds vêtements dont ses parents l'avaient pourvu. Il s'est défait aussi de toutes ses médailles et objets de prix. Il n'a seulement plus rien qu'il puisse mettre en gage.
Alors, bien tristement, il retourne en son pays, pleurant les beaux rêves qu'il ne réalisera jamais. Sa subsistance, durant le long voyage, il la trouve, au hasard, parfois plantureuse dans les pays où l'hospitalité est large, bien chiche souvent dans les villages où l'on dédaigne les pauvres étudiants.
Il vient à passer dans une riche bourgade. Il est tard, de tout le jour il n'a bu ni mangé. Tout rompu de fatigue, il frappe à la première porte. A la dame qui lui ouvre, il demande de l'héberger.
- Je suis seule, répond-elle, et mon maître me blâmerait fort s'il savait que je vous ai introduit dans son logis.
- Dame, je viens d'école. J'ai beaucoup marché tous ces jours. Par charité, ne m'éconduisez pas.
Mais elle, durement, fait mine de refermer la porte. D'un coup d'oeil, le clerc voit dans la salle deux barils de vin, qu'un valet cache soigneusement. Sur le feu, un bon rôti est cuit juste à point, et la servante sort un gâteau tout fumant de son four.
À voir si bonne chère, l'eau lui vient à la bouche ! Et le clerc insiste encore. Mais c'est peine perdue. On lui ferme la porte au nez : il faut bien qu'il s'en aille.
À quelques pas de là, il rencontre un archer, en brillant uniforme ; et celui-ci entre, tout de go, dans cette maison d'où on l'a chassé. En voilà un qui va faire bombance !
Pensif, le clerc cherche à se tirer d'embarras. Mais que faire, quand on a sa science pour tout bagage ?
Un homme d'honneur vint à passer sur la route. Justement il l'interpelle :
- Voilà un gars qui paraît bien las et penaud. Que cherchez-vous, mon brave ?
- Je ne suis qu'un pauvre écolier qui a beaucoup marché et qui cherche en vain un gîte.
- Qu'à cela ne tienne ! Seigneur clerc, quittez cette mine déconfite. Je vous hébergerai, moi, bien volontiers. Dites-moi, avez-vous frappé à cette porte ?
- Hélas ! oui, l'on m'a éconduit.
- Eh bien, retournez-y. C'est mon propre logis. Je vous y ferai bien traiter, vous pouvez m'en croire.
Ils y vont tous deux. Devant la porte, l'homme appelle à voix haute.
Sa femme l'entend. La voilà très effrayée. Vite, elle enferme dans un grand bahut cet homme qui venait d'entrer chez elle. Puis elle cache les fines victuailles. Enfin, elle se décide a ouvrir. Le clerc entre avec le maître dans la maison.
- Or ça, dit le bourgeois, servez-nous à manger !
- Vous savez bien, dit la dame en maugréant, que nous n'avons rien de prêt. N’avez-vous pas tout mange, ce matin ?
Enfin, de fort mauvaise grâce, elle prépare une maigre pitance.
Tandis qu'elle s'affaire, le mari demande au clerc quelque conte ou quelque récit, afin d'attendre gaiement le repas.
Le jeune homme commence de bon coeur :
- Chemin faisant, je rencontrai un jour un troupeau de porcs ; un loup qui passait se jeta sur l'un d'eux, dont la chair, certes, me parut grasse et appétissante autant que celle du rôti que je vis mijoter tantôt ici.
- Qu'est-ce à dire ? s’écrie le mari. Auriez-vous donc ici un rôti tout prêt, quand vous ne nous régalez que de ces pois chiches ?
Voilà ma bourgeoise bien contrariée. On lui fait apporter la viande.
Cependant, le clerc continue son récit.
- Le loup s'est donc jeté, très férocement, sur la bête, et je vis le sang couler en abondance, vermeil comme ce vin que l'on rangeait tout à l'heure.
- Nous avons donc aussi du vin ?
- Certes, répond la dame qui reprend de l'assurance. Voyez comme je pensais à vous !
- C'est fort bien fait, nous serons donc deux, avec le clerc, à pouvoir en profiter.
- À cet instant, reprend le clerc, je voulus abattre la bête cruelle. Je me saisis d'une pierre - grosse, tenez, comme le gâteau qu'on sortit du four, tout fumant, devant moi.
- Ma foi, nous voilà bien lotis : chair, vin et gâteau, que souhaiter de meilleur ? Apportez-nous aussi le gâteau, si vous l'avez.
La dame s'exécute et son seigneur fait de grands éloges au clerc, du beau conte qu'il leur a fait.
- Et ce n'est pas tout, ajoute celui-ci. Quand de ma pierre je menaçai le loup, ses yeux brillèrent - avec autant d'éclat, ma foi, que ceux de l'archer qui nous regarde par les fentes de ce bahut.
- Un homme est caché ici ! Eh bien ! nous l'allons voir. Il en sortira peut-être plus vite qu’il n'y est entré !
Et le mari, ce disant, court au bahut, l'ouvre, et en tire notre archer fort déconfit les cheveux en désordre et ses brillants atours tout fripés et salis dans l'étroit bahut.
Il ne lui laissa guère le temps de s'expliquer. D’un maître coup de pied - appliqué au bon endroit, je vous assure - il envoya rouler le galant dans la poussière a vingt pas du logis.
Tel est pris, qui croyait prendre.


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