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La danse du loup

Ah ! Quelle fête que le mariage de Babette avec le fils du meunier. Trois jours de ripaille largement arrosée de vin chaud. Et pourtant la saison ne s'y prêtait guère : un mois de février glacial. Quelle idée de faire la noce par un temps pareil ! C'est ce que se disait Sylvain, le violoneux, en rentrant chez lui par le chemin le plus court, celui de la foret. Pendant trois jours, il avait joué toutes les bourrées, toutes les gavottes de son répertoire, et les gens avaient dansé, sauté, tapé du pied en cadence. Un bon musicien, ce Sylvain ! Clamaient ils en levant leur verre. Au soir du troisième jour, les danseurs les plus infatigables avaient fini par s'asseoir et Sylvain avait rangé son violon dans sa besace. Le maître des lieux lui avait glissé quelques pièces d'or tandis que son épouse apportait un paquet bien ficelé : des victuailles à partager avec sa famille quand il serait de retour au logis. La nuit était tombée. On l'avait supplié de se reposer jusqu'au matin pour partir avec le jour, mais Sylvain avait hâte de retrouver son lit et de poser ses bottes au coin de sa cheminée. Il partit quand sonnaient sept heures. Ses pas crissaient sur le givre et il chantonnait dans la nui transparente, sa besace bien serré sous son bras. Plus la lisière de la foret approchait, plus les sapins couverts de neige ressemblaient à des fantômes. Quand il entra sous le couvert des arbres, il frissonna : la lune perçait à grand peine les épaisses ramures et l'ombre pouvait cacher n'importe quel piège, n'importe quel malfaisant Mais Sylvain connaissait le chemin par coeur et un solide gaillard comme lui ne craignait pas les mauvaises rencontres. Plusieurs fois, il s'arrêta, croyant entendre du bruit. Il marchait à présent l'oreille en alerte, guettant le moindre frôlement dans les fourrés. Il s'arrêta encore. Cette fois, il n'avait pas rêvé, ce n'était pas le vent qui cognait si fort qu'il résonnait dans ces oreilles. Il se retourna le plus doucement possible : un loup ! C'était un loup qui le suivait de près. Sylvain chercha son gourdin Il l'avait oublié à la noce ! Sans arme face à un loup de si belle taille,il sentit son courage l'abandonner. Avec peine, il prit sa plus grosse voix pour chasser l'animal. En vain ! Le loup ne recula pas d'un pouce. Alors la terreur le prit. Il se mit à courir sur le chemin. Cramponné à sa besace, il courait, baissant la tête pour éviter les branches qui le giflaient au passage. Mais la fatigue des trois dernières nuits pesait sur ces jambes et il dut bientôt ralentir. L'haleine courte, il s'adossa à un arbre pour jeter un coup d'œil derrière lui : le sentier était vide. Ouf ! Il avait distancé l'autre! Il se remit en marche en marche, le plus vite qu'il pouvait. Au bout de quelques instants, il y eut à nouveau un frôlement dans les feuilles. Le loup était là, menaçant, le poil dressé sur la nuque. Sylvain savait bien que ces bêtes là peuvent parcourir des lieues et des lieues en une seule nuit et que celui ci lui sauterait dessus quand la faim l'aurait rendu plus hardi. Il sentit la sueur lui couler le long du dos. L'animal était si près qu'il voyait la lueur jaune de ces yeux. A tout moment, il pouvait bondir. Tout à coup, Sylvain se rappela le paquet de victuailles et l'ouvrit sans quitter le fauve des yeux. Grand Dieu ! Que ses doigts engourdis étaient malhabiles à dénouer la ficelle ! Un morceau de jambon, quelques saucisses, de la brioche. En distribuant ce trésor morceau par morceau, il tiendrait peut-être jusqu'aux premières maisons. Là, il suffirait de crier et les chiens aboieraient Il lança la moitié d'une saucisse. La bête s'arrêta pour happer la viande. Quelques secondes plus tard, elle était à nouveau sur ses talons. Il jeta un autre morceau, puis un autre, la dernière saucisse, puis le jambon, enfin la brioche. L'autre engloutissait sans ralentir son allure et Sylvain croyait l'entendre grogner quand les morceaux n'étaient pas assez gros. Désespéré, il gratta le fond du sac. Vide ! En raclant les dernières miettes, il toucha les cordes du violon, qui grincèrent sous ses doigts. Le loup s'arrêta net. Surpris, Sylvain fit à nouveau vibrer les cordes ; les oreilles dressées, le loup semblait pétrifié. Le violoneux sortit l'instrument en toute hâte, le cala sur son épaule et d'une main tremblante, il se mit à jouer. D'abord timidement puis de toute son âme, bien mieux qu'à la noce ! A la première note, le loup gémit, à la seconde, il leva une patte, le corps secoué de soubresauts. On eut dit qu'il dansait. Sylvain se sentit brusquement très fort ; il attaqua la bourrée la plus endiablée de son répertoire et le loup commença à reculer vers l'ombre et la foret. Alors Sylvain osa tourner le dos. Sans quitter son archet, il reprit sa route, laissant sa musique monter dans la nuit froide. Devant lui brillaient les lueurs de son village.

 

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