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La légende de Malentrée


Un sanctuaire druidique dut sans aucun doute exister aux environs de Néris, au sein des profondes forêts qui couvraient autrefois le pays. Les pierres de cette enceinte sacrée ont disparu depuis longtemps déjà. Peut-être servirent-elles aux Romains pour la construction des premières villas qu'ils édifièrent à Néris quand, après avoir reconnu la vertu bienfaisante des sources, ils y établirent des thermes. L'une d'elles est cependant demeurée debout et sa présence au village de Larequille suffit pour attester - car c'est une pierre à sacrifices - que des cérémonies en l'honneur de Teutatès et de Bélem se tenaient jadis en ce lieu.

La forme d'un corps est parfaitement dessinée sur cette pierre appelée dans le pays - nous verrons tout à l'heure pourquoi - la Malentrée. On y voit distinctement les emplacements d'une tête, des épaules, des reins, et, en pendant, celui des jambes. Les braves paysans qui ont donné son nom de Malentrée à ce mégalithe ignoraient l'histoire et se demandaient ce que signifiaient les empreintes qui le tatouent. Comme dans leur esprit il ne peut y avoir d'effet sans cause, ils cherchèrent une explication qu'ils finirent par trouver, en attribuant au diable les impressions en creux qu'ils voyaient

C'était en des temps très anciens, presque à la naissance du monde. Satan régnait alors en maître sur l'ensemble du territoire bourbonnais. De tout côtés, il y avait des collines au sommet desquelles il aimait s'asseoir pour contempler son royaume. Ses fidèles se prosternaient devant lui, le regardaient comme leur maître, leur dieu. Personne ne mettait son autorité en doute. Ses incubes et ses succubes se livraient, sous ses ordres, aux travaux les plus divers; mais le principal de leur besogne était de lui amener le plus grand nombre possible d'âmes en état de péché, qu'avec satisfaction il livrait aux flammes de l'enfer.

Celui-ci avait même une entrée toute proche de l'ancienne pierre à sacrifice: la mauvaise ou la mal entrée.

La tranquilité de Satan fut entière pendant de nombreuseux siècles. Aucun évènement ne la troubla. Il la croyait devoir être éternelle quand, un jour, l'un des démons à son service le prévint qu'un ermite, nouvellement arrivé dans le canton, battait sa puissance en brèche et se donnait pour mission d'arracher les habitants du lieu à son pouvoir.

Assez inquiet de cette révélation, il procéda lui-même à une enquête et constata que s'était dressé devant lui un adversaire redoutable, avec lequel il devrait désormais compter. Il s'appelait Marien. C'était un très pieux personnage qui vivait dans une hutte de terre et de branchages, jeûnait et priait à longueur de journée, à moins qu'il ne sortît de chez lui afin d'évangéliser les hommes et les femmes qu'il rencontrait et qui consentaient à l'écouter.

- Bast, se dit Satan, j'arriverai bien à me défaire de lui et à en débarasser mon domaine.

Il alla trouver Marien, lui offrit de vivre en bon voisinage et l'invita à lui rendre visite. Le saint se rendit à cette invitation. Satan le reçut avec mille condescendances, le fit monter sur la plus haute colline de son royaume, voulut qu'il admirât les beautés naturelles du paysage, puis, insidieusement, comme il l'avait fait autrefois à Jésus, essaya de le tenter en disant:

- Si tu le veux, tout le pays que voient tes yeux sera tien.

- A quelles conditions? demanda le pieux anachorète.

- C'est que tu me regarderas comme ton suzerain.

- Tu veux rire ! s'exclama Marien. Je ne suis pas venu ici pour me prosterner devant toi, mais pour te chasser du pays, pour arracher de tes griffes des populations qui sont foncièrement bonnes et que tu tente de rendre mauvaise en les incitant à commettre des fautes, des crimes, afin que leurs âmes soient bien à toi.

Marien attrapa le Diable par sa longue queue, avec cette invincible force que donne la foi, capable, dit l'Ecriture, de soulever des montagnes. Il le fit tournoyer plusieurs fois au-dessus de sa tête et le lança dans l'espace.

Satan franchit le vallon voisin pour aller tomber sur la pierre de Malentrée, où il arriva meurtri et en poussant des cris déchirants. La hauteur de sa chute, de par les lois de la pesanteur, avait augmenté le poids de son corps. Celui-çi s'enfonça dans le rocher et le marqua à tout jamais d'un sceau impossible à faire disparaître.

Les faits historiques les plus précis sont souvent interprétés différemment. Il n'en est pas autrement pour les légendes. Voici donc une version que l'on rapporte un peu partout, aux environs de Néris.

Marien et Satan avaient longuement discuté: L'ermite entendait obliger le démon à s'en aller du pays et à n'y plus reparaître. Les deux antagonistes n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur les conditions du marché. A bout d'arguments, Satan eut l'idée d'une proposition transitoire:

- Tu voudrais, dit-il au saint, que je m'en aille d'ici, que j'abandonne purement mes droits acquis. Cela mes impossible et tu ne saurais m'y contraindre. Voici ce que je te propose: celui de nous deux qui sautera le moins loin, laissera la place à l'autre, s'en ira et ne reviendra plus.

- C'est entendu, répondit Marien.

Relevant sa robe de moine, en fixant le bas à la hauteur de sa taille dans sa cordelière, le saint pris son élan et, d'un bond prodigieux, alla atterrir à plus de cent mètres au delà du rocher de la Malentrée.

Satan applaudit mais rit intérieurement, certain qu'il se croyait, soutenu par ses grandes ailes palmées, de dépasser largement la longueur de saut de son partenaire.

Sans donner l'impression d'un gros effort, il s'élança, à son tour, d'un coup de jarret vigoureux. En le voyant partir, Marien ne fut pas sans crainte d'être vaincu. Il en appela à Dieu et traça dans l'espace le signe de la croix. Aussitôt, Satan perdit de sa vitesse, les membranes de ses ailles se déchirèrent comme il arrivait au dessus de Malentrée. Il tomba lourdement sur la pierre et ce fut au tour de Marien de rire, pendant que, plein de confusion et en se frottant les côtes, le diable vaincu s'engouffrait dans le souterrain tout proche et regagnait son infernal séjour pour y soigner ses courbatures.


 

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